la société et l’État
La société désigne
un ensemble d’individus qui échangent, coopèrent ou se disputent, alors que
l’État désigne une institution exerçant les fonctions de commandement et de contrôle sur la
société. Quand on évoque l’administration, l’armée ou la police, on pense à
l’État. Mais à la réflexion, il pourrait être assez artificiel de distinguer
l’État et la société. La société nous accorde des droits : ces droits resteraient
purement virtuels si l’État n’était pas présent pour les garantir. C’est ce
que souligne Thomas Hobbes, philosophe anglais du 17ième siècle.
Comment et pourquoi passe-t-on de l’état de nature à l’État comme institution
voulue par les hommes ? Nous verrons ensuite, avec John Locke, qui critique Hobbes sur ce point, que la
société civile doit rester la finalité de l’Etat. Dans le cas contraire, nous
assisterions à la destruction de la société civile par l’État totalitaire. Hannah Arendt en fait un symptôme du totalitarisme, dont le 20ième
siècle a été le témoin.
1. de l’état de
nature à l’État : Hobbes
Le point de
départ de Hobbes est une expérience de pensée : imaginons les
individus en dehors d’une société constituée, dans « l’état de
nature » (état sans majuscule). Hobbes invente le concept philosophique
d’« état de nature », en tant qu’il désigne la condition naturelle
des hommes. On peut considérer qu’ils veulent à tout prix garantir leur
sécurité. Selon Hobbes, l’état de nature doit être caractérisé par une
insécurité extrême.
Face à un inconnu
dont je ne peux deviner les intentions, je suis en droit de prévenir son
agression hypothétique en prenant l’initiative de l’attaque. L’état de nature
est cette condition où tous les hommes, même les mieux intentionnés, sont
légitimement portés à la violence. Ce mouvement d’autodestruction de
l’humanité ne correspond, par définition, à aucune période historique,
mais il explique la nécessité des institutions politiques. Rien ne saurait
interdire que l’on prenne soin de soi. Il existe un droit naturel,
originel et inaliénable à sa propre préservation. Étant seul juge des moyens
nécessaires à cette fin, chacun dispose en principe d’un « droit sur
toutes choses », y compris sur les autres. Mais l’exercice immédiat de ce
droit par chacun – l’attaque comme autodéfense préventive – contredit son
objectif. L’état de nature semble sans issue : il tend à la destruction du
genre humain.
« Il est
manifeste que tant que les hommes vivent sans une puissance commune qui les
maintienne tous en crainte, ils sont dans cette condition que l’on appelle
guerre et qui est la guerre de chacun contre chacun. La guerre GUERRE ne
consiste pas seulement dans la bataille ou dans le fait d’en venir aux mains,
mais elle existe tout le temps que la volonté de se battre est suffisamment
avérée; car de même que la nature du mauvais temps ne réside pas seulement dans
une ou deux averses mais dans une tendance à la pluie pendant plusieurs jours
consécutifs, de même la nature de la guerre ne consiste pas seulement dans le
fait actuel de se battre, mais dans une disposition reconnue à se battre
pendant tout le temps qu’il n’y a pas assurance du contraire. Tout autre temps
que la guerre est la PAIX. »
Thomas Hobbes, Le
Léviathan, I, XIII
Sans droit de
propriété, les hommes doivent perdre le fruit de leur travail. Dans l’état de
nature, nous avons continuellement peur de perdre nos biens et notre vie. Pour
échapper à cet état d’insécurité et de misère, les hommes doivent renoncer à
leur droit naturel sur toutes choses et le confier à l’État. Ce contrat est présenté au chapitre XIV du Léviathan.
voir manuel J. Russ, p. 168 : "le contrat"
Hobbes l’appelle
le pouvoir ainsi créé « Léviathan », nom d’un monstre marin dans la Bible. Les hommes
doivent renoncer à leurs droits sur toutes choses au profit d’un maître. Si les
individus voulaient à nouveau juger de ce qui est bien et mal, la société
retomberait dans l’état de nature.
« Hors de la
société civile, ce n’est qu’un continuel brigandage, et l’on est exposé à la
violence de tous ceux qui voudront nous ôter les biens et la vie ; mais
dans l’État, cette puissance n’appartient qu’à un seul. Hors du commerce des
hommes, nous n’avons que nos propres forces qui nous servent de protection,
mais dans une ville, nous recevons le secours de tous nos concitoyens ».
voir manuel J. Russ, p. 169 : "état de nature et état de société"
Pour Hobbes, c’est
le pouvoir de l’État sur les hommes qui définit la société civile. Le souverain
doit pouvoir juger et disposer de tous les moyens nécessaires à la fin pour
laquelle il est établi : garantir la paix. Toute limite à son pouvoir
devient une entrave possible à sa fonction, et une faiblesse de l’État. Il faut
donc admettre qu’il existe en tout État un pouvoir absolu, fourni par les
particuliers qui se sont accordés entre eux. Ils ont renoncé à leurs droits
originels en se soumettant à ce pouvoir commun.
2. la société civile, finalité de
l’État : Locke
Locke conçoit le
contrat social non comme une fiction méthodique, mais comme un moment
historiquement situé, antérieur à l’institution des lois positives. L’argument
qu’il donne à cet égard est qu’il existe encore, à la fin du XVIIe
siècle, des communautés dépourvues de tout pouvoir civil, et que les relations
interétatiques, n’étant pas régies par le droit, relèvent elles aussi de l’état
de nature. Selon Locke, les
hommes entrent dans l’état civil par un contrat d’association, ou de
consentement mutuel. L’objectif est de défendre leurs intérêts civils. Le
contrat civil entraîne une soumission conditionnelle : il serait dissout,
si la majorité considère le gouvernement comme incapable d’assurer la sécurité.
« L’État,
selon mes idées, est une société d’hommes instituée dans la seule vue de
l’établissement, de la conservation et de l’avancement de leurs intérêts
civils. »
Voir manuel J.
Russ, texte p. 228
Pour Locke, il peut
exister en société relativement durable, sous l’autorité de la seule loi naturelle. D’après Locke, l’état de nature se caractérise avant tout par la
liberté et l’égalité qui règne entre les hommes. Tout homme possédant les mêmes
facultés que tout autre, vit naturellement sans être soumis à ses semblables.
La liberté de l’état de nature n’aboutit pas à la guerre de tous contre
tous : fondée sur la raison, cette liberté n’est pas la licence, mais
l’exercice raisonné de la volonté. Qu’est-ce que la loi naturelle ? Cette
loi est identique à la raison, qui « enseigne à tous les hommes qui
prennent la peine de la consulter qu’étant tous égaux et indépendants, aucun ne
doit nuire à un autre dans sa vie, sa santé, sa liberté et ses
possessions » (Traité du Gouvernement civil,
II, 6).
Les droits naturels
et inaliénables de l’homme sont donc la liberté, l’égalité et la propriété. De
ces droits découle celui de punir : tout homme peut légitimement châtier
celui qui en vient à les bafouer (TG, II, 87).
C’est l’origine du politique : « J’entends donc par pouvoir politique
un droit de faire des lois sanctionnées par la peine de mort, et donc par
toutes les autres peines de moindre importance, pour réglementer et préserver
la propriété (…) » (TG, I, 3). Le droit naturel de
punir rend en même temps nécessaire l’institution d’un gouvernement civil. L’exercice
de la justice privée, qui tend naturellement à l’excès dans la punition, ainsi
que le développement de la convoitise avec l’apparition de la monnaie,
débouchent en effet sur des violations telles de la loi naturelle que les
hommes en viennent à ressentir le besoin du passage à la loi positive. Les
formes naturelles de société, « société conjugale » (TG, 7, 78), ou société domestique entre le maître et ses serviteurs (TG,
7, 85), ne peuvent suffire à rendre compte de la « société
politique ». Les hommes l’instituent lorsqu’ils décident de transférer à
un tiers le droit de garantir l’effectivité de la loi naturelle :
« il n’y a de société politique que là et là
seulement où chacun des membres a abandonné son pouvoir naturel et l’a remis
entre les mains de la communauté (…) » (TG,
VII, 87). Ainsi, le pacte social selon Locke ne consiste pas, comme c’est le
cas chez Hobbes, en l’aliénation totale des droits naturels, sans autre
contrepartie que la garantie de leur sûreté ; bien au contraire, ceux-ci
établissent un pouvoir civil et judiciaire, dans le but qu’il conserve leurs
droits naturels intacts. Le contrat lockéen réside dans la volonté des hommes
de faire perdurer la vie, l’égalité, la propriété et la paix dont ils jouissent
naturellement. La société civile conserve chez Locke toute son autonomie par
rapport au politique.
Locke justifie
ainsi la Glorious Revolution et la monarchie
constitutionnelle de Guillaume d’Orange, et plus généralement, il autorise le
citoyen à distinguer entre gouvernements légitimes et gouvernements illégitimes
au nom de ses intérêts civils essentiels.
3. la destruction de la société civile par
l’État totalitaire : Arendt
Le phénomène
totalitaire est une forme de domination historiquement inédite, qui ne saurait
être identifié à la tyrannie, ni davantage au despotisme. D’un point de vue
structurel, il correspond au triomphe de la domination bureaucratique sur une
société non plus de « classes », mais de « masses ». Sa
logique intrinsèque est celle de la « terreur » et de « l’idéologie ».
La première, définie comme l’usage systématique de la violence, a pour fin de
réaliser la seconde. L’idéologie, lorsqu’elle est assimilée au mouvement
supérieur de la Nature ou de l’Histoire, fait figure d’absolu, supérieur aux
lois positives et à toute morale existante. Pour un peuple, l’accomplissement
idéologique se présente comme le seul destin possible, sous l’autorité du Chef.
L’idéologie nie radicalement la capacité critique et la liberté d’agir
individuelle. L’État met en œuvre la fabrication et le conditionnement d’un
nouveau genre humain. En réfutant tout principe d’action individuel, le
totalitarisme se définit-t-il encore comme un phénomène politique ? En
supprimant l’espace public, où s’inscrivent les relations humaines, il dissout
le monde commun de la politique. Il entraîne la destruction toute forme de vie
publique.
Dans ce texte tiré
des Origines du totalitarisme, Arendt explique que
le droit devient quantité négligeable dans le fonctionnement de l’État
totalitaire.
« Encore plus
troublante sur la manière dont les régimes totalitaires traitèrent la question
constitutionnelle. Durant leurs premières années d’exercice du pouvoir, les
nazis firent pleuvoir une avalanche de lois et de décrets, mais ne se
soucièrent jamais d’abolir officiellement la Constitution de Weimar. Ils
maintinrent même, à peu de choses près, les administrations en place, ce qui
induisit bien des observateurs nationaux et étrangers à espérer une limitation
de l’activité du parti et une normalisation rapide du nouveau régime.
Cependant, lorsque la promulgation des lois de Nuremberg mit un terme à cette
évolution, il apparut que les nazis eux-mêmes ne se sentaient nullement
concernés par leur propre législation. Bien plutôt, seule comptait pour eux « la
constante marche en avant vers des objectifs sans cesse nouveaux » ;
si bien que, finalement, « le but et le champ d’action de la police
secrète d’État » comme de toutes les autres institutions de l’État et du
parti créées par les nazis ne pouvaient « en aucune manière rentrer dans
le cadre des lois et des règlement édictés pour elles ». En pratique, cet
état permanent d’anarchie se traduisit par le fait que « nombre de
règlements en vigueur ne furent plus rendus publics » (citations de Theodor
Maunz, Gestalt und Recht der Polizei, 1943). Sur le
plan théorique, cela répondait à la maxime de Hitler selon laquelle
« l’État total doit ignorer toute différence entre la loi et
l’éthique » ; car si l’on pose en principe que la loi en vigueur est
identique à l’éthique commune, telle qu’elle jaillit dans la conscience de
tous, il n’est assurément plus ncéessaire de rendre publics les décrets.
L’Union soviétique, où l’administration prérévolutionnaire avait été exterminée
sous la révolution, et où le régime n’avait porté qu’un intérêt minime aux
questions constitutionnelles à l’époque du changement révolutionnaire, ne
négligea pas cependant de promulguer en 1936 une Constitution très élaborée,
entièrement nouvelle (…) ; événement qui fut salué, en Russie et à l’étranger,
comme la conclusion de la phase révolutionnaire. Pourtant, la promulgation de
la Constitution fut le signal de la gigantesque purge qui, en presque deux ans,
liquida l’administration en place, effaça toute trace de vie normale et annula
le redressement économique opéré au cours des quatre années qui avaient suivi
l’élimination des koulaks et la collectivisation forcée de la population
rurale. À compter de ce moment, la Constitution de 1936 joua exactement le même
rôle que la Constitution de Weimar sous le régime nazi : on n’en tint
aucun compte mais on ne l’abolit jamais. »
(Quarto Gallimard,
« le totalitarisme au pouvoir », in Les Origines du totalitarisme, Œuvres complètes, II, pp. 725-726).
Voir la présentation du film Hannah Arendt, de Margarethe von Trotta, sorti le 24 avril 2013.
l'actrice allemande Barbara Sukowa dans le rôle de Hannah Arendt
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