mardi 30 avril 2013

La politique doit-elle conduire les hommes au bonheur ?


 La politique a-t-elle pour finalité le bonheur ?

(voir Aristote, Ethique à Nicomaque, manuel J. Russ, texte p. 112)

Née du besoin, l’association des hommes existe en vue du bonheur. 
Un être vivant atteint le bonheur lorsqu’il s’est développé complètement, et agit conformément à ce qui lui propre. C’est alors qu’il peut donner le meilleur de lui-même. Chez Aristote, cette conception est étroitement liée aux notions de puissance et d’acte. Le développement du vivant consiste à passer de ce qui est "en puissance" à ce qui est "en acte". Par exemple, l'enfant est un être rationnel en puissance ; grâce à l'éducation, il devient une raison en acte. C'est la même progression que l'on retrouve entre un élève qui "a du potentiel" et un élève qui "obtient des résultats".

Or, l’homme ne peut s’épanouir seul, il a besoin des autres. Aristote place l’idéal grec d’auto-suffisance (autarkeia) non pas au niveau de la cité, et non de l'individu. « La condition de se suffire à soi-même est la fin de tout être, et ce qu’il y a de meilleur pour lui ». C'est en vivant en société que tous nos besoins peuvent être satisfaits, et que toutes nos potentialités peuvent s'accomplir. Selon Aristote, la ville est donc la "cause finale" de la famille, du groupe et du village.

Qu'est-ce qu'une fin en soi, ou une fin dernière ? Quand nous nous interrogeons sur le sens de notre action, c'est la fin au-delà de laquelle nous ne pouvons pas remonter. Sinon, cela voudrait dire que nos désirs et nos projets n’auraient pas de sens ultime. Cette fin, c’est le bonheur, note Aristote : nous ne voulons pas être heureux pour autre chose. En revanche, si nous travaillons, ou gagnons de l’argent, c’est en général pour être heureux.

La connaissance de la fin dernière doit permettre de mieux nous orienter dans la vie, dit Aristote, qui utilise la métaphore des archers. Si nous connaissons la cible, nous avons beaucoup plus de chances de viser juste.


La politique est ici envisagée comme connaissance, et non pas seulement comme vie en commun. C’est la connaissance élargie du juste et de l’injuste, des manières dont nous pouvons organiser la vie en commun. Chaque citoyen doit apprendre pour contribuer utilement à la vie en commun, grâce au développement de la raison et de la parole. Comme chez Platon, raison et politique entretiennent un lien étroit chez Aristote.

Les sciences comme la stratégie militaire, la gestion (l'économie, en grec) ou la rhétorique apparaissent subordonnées à la politique, au sens où leur utilité est déterminée par la connaissance de ce qui est juste ou injuste pour la cité. Sans la politique, l’homme ne sait pas dans quelle direction il peut faire bon usage de ses connaissances et de ses compétences. C'est pourquoi Aristote parle de la politique comme d'une science "architectonique", au sens où les autres sciences lui son subordonnées.

L'existence politique de l'homme n'est donc pas seulement le fait de vivre dans la cité, c'est l'activité de la raison pour connaître et réaliser le bien commun. Aristote explique que la raison se manifeste en politique comme délibération : l'homme délibère pour atteindre "le meilleur des biens réalisables pour l'homme" (Ethique à Nicomaque, texte 16, p. 113).

La vertu qui correspond à la bonne délibération est la prudence (phronèsis). La prudence désigne chez Aristote la capacité à bien délibérer, c'est-à-dire à prendre la bonne décision dans les affaires humaines. L'exercice de la raison, en politique, est orienté vers l'action et non vers la connaissance elle-même. C'est ce qui explique que la connaissance ne fait pas tout, en politique : sur ce point, Aristote s'éloigne de Platon. "Certaines personnes sont plus qualifiées pour l'action que d'autres qui savent : c'est le cas notamment des gens d'expérience". 

Aristote prend un exemple tiré de la diététique. On sait que les viandes blanches sont plus faciles à digérer et meilleures pour la santé que les viandes rouges. Mais si l'on ignore que le poulet est de la viande blanche, et que le boeuf est de la viande rouge, on reste incapable de prendre une décision concrète sur le type de viande (poulet ou boeuf, dinde ou agneau, caille ou porc) qu'il vaut mieux choisir concrètement. La connaissance diététique fait comprendre, par analogie, comment fonctionne la connaissance en politique. Il faut avoir des connaissance générales et des connaissances singulières, mais on accordera la préférence aux connaissances portant sur le singulier. Avec la notion de prudence, Aristote s'oppose ici à son maître Platon, pour qui l'Idée de Justice est plus désirable que ses réalisations concrètes.




samedi 27 avril 2013

la dimension politique de l’existence humaine

Aristote : « l’homme est un animal politique » 
(manuel J. Russ, texte p. 111)

L’homme est l’animal sociable au plus haut degré, il est fait pour vivre en communauté. Il s’agit bien d’un « animal » : Aristote pense que la communauté politique poursuit une fin inscrite dans la nature.

Comment connaissons-nous la fin que la nature assigne à l’homme ? 
Nous pouvons la connaître : c’est le pari philosophique d’Aristote.
Tout d’abord, l’homme a naturellement l’usage de la parole. Aristote distingue entre la parole et la voix.
« Seul, entre les animaux, l’homme a l’usage de la parole ; la voix est le signe de la douleur et du plaisir, et c’est pour cela qu’elle a été donnée aussi aux autres animaux. »
La parole ne fait pas qu’exprimer le plaisir et la peine, le fait que l’on désire ou que l’on déteste. La parole peut faire comprendre aux autres l’utile et le nuisible, et par conséquent aussi, souligne Aristote, le juste et l’injuste.
C’est ce qui prouve que l’homme est plus sociable que les animaux comme les abeilles ou les fourmis : nous pouvons parler entre nous de ce qui est juste ou injuste, et prendre des décisions en matière morale et politique.
« C’est ce qui distingue l’homme d’une manière spéciale, c’est qu’il perçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste (…) ».
Arrêtons-nous un instant sur la différence de l’homme par rapport aux animaux. Aristote développe ici la notion d’un « propre de l’homme », ce que l’homme a en propre, ce qui le distingue de tous les autres vivants.
Le propre de l’homme, c’est donc d’avoir une parole qui ne soit pas seulement expressive (« j’ai chaud », « j’ai froid », etc.), immédiate et subjective, mais qui porte un jugement compréhensible par autrui. Je suis humain lorsque je parle, encore plus humain lorsque je me fais comprendre par autrui, encore plus humain quand autrui approuve ce que je dis.
En grec, logos, que l’on peut traduire par la parole, désigne aussi la raison. La raison humaine est ce qui rend possible la vie en commun.
Pour Aristote, la parole est politique, au sens où elle permet à l’homme de vivre en société.

Là où nous sommes le plus humain, c’est quand nous pouvons exprimer le bien et le mal, le juste et le juste, et le communiquer aux autres par la parole. Nous pouvons alors nous mettre d’accord pour coopérer.

Pour Aristote, la formation des communautés politiques est naturelle. Ce qui n’est pas naturel, ce serait de s’isoler pour vivre seul, comme le fait par exemple le réalisateur Sean Penn dans Into the Wild (2008).
Peu de temps avant de mourir, Christopher McCandless écrit :
« Happiness only real when shared. »
En forçant un peu le trait, on pourrait dire que ce qui n’est pas naturel pour l’homme, c’est le retour à la nature.

Alone in Alaska

Pour Aristote, le village, le bourg ou la ville n’est donc pas un artifice. C’est la destination naturelle de l’homme. Vivre en société est quelque chose de naturel pour nous. Nous nous développons en société conformément à ce que veut la nature pour l’homme.

Peut-on penser l’homme en dehors de la société ? Aristote cite Homère, se référant à la sagesse populaire grecque. Peut-on rêver d’un homme qui se suffirait à lui-même ? Ce serait un dieu, et non un homme. 
Celui qui se suffit à lui-même, dit un peu plus loin Aristote, « n'est en rien une partie d'une cité, si bien que c’est soit une bête, soit un dieu ». 
L'homme n'est ni un simple animal, ni un dieu. C'est un animal qui dispose de la parole et de la raison pour vivre et s'épanouir en société.