mercredi 1 mai 2013

Descartes : commentaire corrigé

M. Foglia
Lycée Xavier Marmier, Pontarlier


Commentaire d’un texte philosophique : corrigé


La principale différence qui est entre les plaisirs du corps et ceux de l'esprit, consiste en ce que, le corps étant sujet à un changement perpétuel, et même sa conservation et son bien-être dépendant de ce changement, tous les plaisirs qui le regardent ne durent guère ; car ils ne procèdent que de l'acquisition de quelque chose qui est utile au corps, au moment qu'on le reçoit ; et sitôt qu'elle cesse de lui être utile, ils cessent aussi, au lieu que ceux de l'âme peuvent être immortels comme elle, pourvu qu'ils aient un fondement si solide que ni la connaissance de la vérité ni aucune fausse persuasion ne le détruisent.
Au reste, le vrai usage de notre raison pour la conduite de la vie ne consiste qu'à examiner et considérer sans passion la valeur de toutes les perfections, tant du corps que de l'esprit, qui peuvent être acquises par notre conduite, afin qu'étant ordinairement obligés de nous priver de quelques-unes, pour avoir les autres, nous choisissons toujours les meilleures. Et parce que celles du corps sont les moindres, on peut dire généralement que, sans elles, il y a moyen de se rendre heureux.

Descartes, Lettre à Elisabeth, le 1er juin 1645





Introduction

  On peut se demander si c’est le corps ou l’âme qui contribue le plus au bonheur. Faut-il rechercher plutôt les plaisirs du corps, ou bien ceux de l’âme ?
 Dans ce texte, Descartes cherche à démontrer que seuls les plaisirs de l'âme sont essentiels pour être heureux, à la différence de ceux du corps, dont on peut se passer. Son argumentation consiste à examiner d’abord la nature de ces deux types de plaisir, avant d’établir une priorité entre eux. Nous verrons que le plaisir seul n’est pas un guide suffisant pour le bonheur, aux yeux de Descartes. Le bonheur implique le bon usage de la raison.
 Dans le premier mouvement du texte (l. 1 à 8), Descartes établir la valeur des plaisirs du corps et de l’âme dans le temps. Il montre le caractère éphémère des plaisirs du corps, avant de souligner que ceux de l’âme peuvent être indestructibles. Dans le second mouvement (l. 9 à 14), il souligne le rôle de la raison dans la vie quotidienne comme faculté de choix, et justifie l’option selon laquelle les plaisirs du corps ne sont pas essentiels au bonheur.



I. Les plaisirs du corps sont éphémères.

  Comment caractériser la différence entre les plaisirs du corps et les plaisirs de l’âme ? Descartes est connu pour son dualisme métaphysique : le corps et l’esprit sont pour lui deux substances distinctes. Le plaisir n’est-il pas un phénomène qui témoigne de l’union de l’âme et du corps ? Est-il même possible de distinguer entre des plaisirs corporels et des plaisirs spirituels ?
 Le premier mouvement du texte vise à expliquer « la principale différence entre les plaisirs du corps et deux de l’esprit » (l. 1). Descartes pose cette différence dans le temps. Le corps change sans cesse, il est « sujet à changement perpétuel » (l. 2), non seulement en fonction des âges de la vie, mais aussi des circonstances et même de l’instant. L’auteur ne propose pas d’exemple, mais on en trouvera facilement dans la vie de tous les jours, par exemple lorsque nous ressentons un frisson dehors, sous l’effet du froid, et que l’on éprouve du plaisir en rentrant dans une pièce bien chauffée. Descartes en déduit que les plaisirs du corps « ne durent guère » (l. 4). Ainsi, lorsque nous avons faim, le fait de manger nous procure du plaisir, mais lorsque nous sommes rassasiés, manger davantage peut nous causer du déplaisir. L’auteur souligne que ces plaisirs sont étroitement liés à la « conservation » et au « bien-être » (l. 3) du corps : on peut en déduire que ces plaisirs ont une fonction vitale, et par conséquent, qu’ils sont un guide précieux. À aucun moment, Descartes ne dit que ces plaisirs seraient superficiels ; on peut même supposer qu’ils peuvent être très intenses, au moment où ils procurent la satisfaction dont le corps a besoin.
 Pourtant, la fonction physiologique que remplissent les plaisirs corporels permet à l’auteur de poser des limites. Les besoins du corps changent, et avec eux les plaisirs qui procèdent de leur satisfaction. Dans la phrase suivante, la tournure restrictive « ne…que » vise à souligner le caractère conditionné, et donc limité dans le temps, de ce type de plaisir : « ils ne procèdent que de l’acquisition de quelque chose qui est utile au corps » (l. 4-5), ce qui permet à Descartes de restreindre leur existence au « moment » (l.5) où le corps les éprouve. On pourrait toutefois se demander si le principe posé dans le texte, à savoir que les plaisirs correspondent à quelque chose d’utile pour le corps, est toujours vérifié. Ainsi, lorsque je suis charmé par un parfum délicat, ce plaisir correspond-il vraiment à la satisfaction d’un besoin ou d’un désir corporel ? Le parfum n’a-t-il pas un aspect gratuit ou futile ? Toutefois, la présence d’un parfum peut lasser, à la longue : la thèse de Descartes semble justifiée même si l’utilité n’est pas en jeu.
 À l’inverse, les plaisirs de l’âme ne semblent pas soumis à la même instabilité. Descartes ne démontre pas ici que l’âme est moins changeante que le corps, ce que nous enseigne pourtant la mutation de nos pensées d’instant en instant. Il pose que les plaisirs de l’âme « peuvent être immortels comme elle » (l. 7). Quel est le sens de cette possibilité ? Il s’agit pas de savoir si l’âme est immortelle ou pas, mais d’offrir à ces plaisirs un « fondement si solide » (l. 8) que rien ne doit pouvoir les détruire. Descartes déclare les plaisirs de l’âme susceptibles d’immortalité, à la double condition qu’ils soient capables de résister à la « connaissance de la vérité » d’un côté, à l’action d’une « fausse persuasion » (l. 8) de l’autre. Cette double condition est assez curieuse, et il faut maintenant l’expliquer. Il existe des plaisirs de l’âme qui reposent sur une illusion, par exemple lorsque certains s’imaginent être des rois, alors qu’ils sont très pauvres, ou bien être vêtus d’or et de pourpre, alors qu’ils vont tout nus : c’est le tableau que dresse Descartes de la folie dans les Méditations métaphysiques, dans la Méditation I. En ce cas, la découverte de la vérité anéantira le plaisir lié à l’illusion. Les plaisirs qui ne seraient pas fondés sur la connaissance de la vérité ne sont donc pas susceptibles d’éternité. Il doit exister par ailleurs des plaisirs qui sont fondés sur la certitude de connaître le vrai, mais que cette seule certitude ne suffit pas à garantir dans le temps. Il faut encore que la connaissance de la vérité puisse résister efficacement aux discours qui tentent de me persuader du contraire.
 L’auteur a exposé à sa correspondante la « principale différence » entre les plaisirs du corps et les plaisirs de l’âme. On peut supposer qu’il en existe d’autres, et que Descartes se donnera le loisir de les expliquer de vive voix à Elisabeth si le besoin s’en fait sentir. Dans l’immédiat, le philosophe revient à une question plus fondamentale, à savoir si l’on a plus besoin, pour être heureux, des plaisirs du corps ou de deux de l’âme.


II. Cultiver les qualités de l’âme pour être heureux.

  La simple accumulation des plaisirs du corps et de l’esprit peut-elle nous conduire au bonheur ? Pourtant, nous faisons l’expérience que la vie ne nous permet pas de suivre tous les plaisirs qui se présentent à nous. S’il faut choisir, quel type de plaisir cultiver en priorité ?
 Dans un mouvement de pensée qui tranche nettement avec le précédent, Descartes introduit la notion de raison. Il n’est plus question dans l’immédiat de plaisirs, mais de l’« usage de notre raison » (l. 9) et des « perfections » que nous pouvons acquérir par notre « conduite » (l. 10). Tout se passe comme si le souci premier de l’auteur était ici de préciser l’usage exact ou « vrai » (l. 9) que nous pouvons faire de notre raison dans la vie quotidienne. Alors que la notion de plaisir renvoyait plutôt à la passivité, que ce soit celle du corps ou de l’esprit, il est maintenant question d’une attitude active, de « perfections (…) qui peuvent être acquises par notre conduite » (l. 10-11). Ce changement de perspective concerne également le plaisir, mais le mot n’apparaît plus, comme s’il était remplacé par celui de « perfections » (l. 10). Le plaisir dont il est ici question, de manière sous-jacente, semble plus proche d’une vertu que d’un sentiment. La perfection est l’effet voulu d’une conduite, la conséquence réfléchie de nos choix, et non quelque chose d’agréable qui se produirait le plus souvent par hasard. La vie dont parle Descartes est guidée par l’activité de la raison : il ne s’agit plus d’éprouver, mais de choisir, non pas de recevoir, mais de se « rendre heureux » (l. 14) par soi-même. Doit-on penser que l’attitude active exposée ici pourrait relever de l’auto-suggestion, voire de l’illusion ? Il se pourrait que l’attitude active décrite par Descartes, de santé fragile, permette de compenser activement les imperfections du corps par une détermination intellectuelle et morale, capable de nous rendre heureux.
 L’auteur souligne que le choix auquel nous devons procéder n’est pas une option facultative, mais une nécessité ordinaire de la vie. Nous sommes « ordinairement obligés » (l. 12) de procéder à des choix. Descartes rappelle la finitude de la condition humaine : nous ne pouvons pas cumuler tous les plaisirs. Entasser indéfiniment les plaisirs de toutes sortes, comme se le proposaient les Cyrénaïques grecs, est peut-être une conduite valable aux yeux d’une raison abstraite, mais cette philosophie se heurte à la nécessité de choisir dès lors que nous sommes confrontés à la vie réelle. La dimension théorique de la raison n’est pourtant pas négligée par Descartes, comme le montre bien l’activité d’examen et d’évaluation qu’il lui confie (l. 9). Mais l’usage de la raison a ici une finalité pratique : il s’agit de bien fonder nos choix, afin que la conduite de la vie puisse nous conduire efficacement vers le bonheur. Descartes ne néglige pas le corps au profit de l’âme, le terme de perfection concernant l’un aussi bien que l’autre, de manière très explicite. Sa philosophie du bonheur n’est pas un ascétisme, au sens où il faudrait se priver volontairement des plaisirs du corps pour mieux jouir de choses spirituelles. Jusqu’à la dernière phrase du texte, l’auteur n’a pas tranché entre les diverses perfections dont la vie humaine est potentiellement riche. La santé du corps est une perfection qui peut nous apparaître très utile, et très désirable : dans son œuvre, Descartes ne souligne-t-il pas que la médecine est l’un des fruits les plus utiles de l’exercice de la raison et du développement de la science ? N’est-ce pas aussi ce que dit la sagesse populaire, que la santé est le premier des biens ?
 La préférence que Descartes accorde finalement aux perfections de l’esprit est motivée par le fait que les perfections du corps sont « moindres » (l.13). Si l’on se réfère au premier mouvement du texte, on doit comprendre que les plaisirs du corps, qui ne durent pas, ont une existence plus courte que ceux de l’esprit. Toutefois, on doit noter que l’affirmation de l’auteur est nuancée par l’adverbe « généralement » (l. 14), et qu’elle ne consiste pas à discréditer les plaisirs du corps au profit de ceux de l’esprit. Quel est le sens final de la réponse apportée par l’auteur à la question du bonheur ? Nous pouvons nous « rendre heureux » (l. 14) sans avoir à acquérir les perfections du corps, parce que les qualités de l’esprit sont les plus essentielles. Il faut préciser aussitôt que le corps peut très bien apporter une contribution au bonheur, d’une part, et d’autre part que la priorité accordée en général à l’esprit admet des exceptions. La priorité accordée par Descartes à la vie de l’esprit n’est pas une priorité absolue : nous pouvons et nous devons même supposer qu’il y a des perfections du corps, comme la santé, qui apportent une contribution essentielle au bonheur. L’activité d’examen propre à la raison, dans la vie courante, garde par conséquent tout son sens, et pourra déboucher sur des choix motivés mais différents. Ce ne serait pas le cas si le choix de l’esprit était exclusif.



Conclusion

  Le dessein de Descartes dans ce texte est sans doute de montrer que l’on peut être heureux sans jouir d’une santé éclatante et même que nous le pouvons en affrontant la maladie. Cela ne veut pas dire que nous devrions négliger le corps au profit de l’esprit : nous comprenons ici que l’activité de l’esprit doit avoir la priorité sur ce que nous pouvons ressentir physiquement.
 La substitution du terme de perfection à celui de plaisir au cours du texte est également révélatrice de l’attitude active que Descartes estime la plus appropriée pour atteindre le bonheur. Ce n’est pas de ressentir davantage de plaisirs qui nous rendra heureux, mais d’effectuer les bons choix, non seulement pour ne pas avoir à regretter par la suite le chemin que l’on a emprunté, mais surtout pour pouvoir « marcher avec assurance en cette vie », comme le souligne le Discours de la méthode. Nous pouvons alors espérer que le bonheur qui nous est procuré par la conduite raisonnable de la vie ne s’arrêtera pas avec la mort corporelle, mais accompagnera notre âme pour toujours.

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