Méthodologie de la dissertation
Marc Foglia
A. Quelques rappels méthodologiques
Une dissertation est une réflexion personnelle, construite et
argumentée :
- personnelle : quelle que soit la source utilisée, il faut l’intégrer dans son discours propre. Le plan, le fil directeur, et bien sûr le style, sont personnels. Le jour de l’examen, ne récitez pas abruptement un morceau de cours, mais adaptez ce qui a été vu en cours à l’argument que vous développez. L’argument prime sur la leçon.
- construite : n’écrivez pas au fil de la plume ou selon que les idées vous viennent à l’esprit, mais à partir d’un plan. Les matériaux recensés sur un brouillon, lors de la phase de brainstorming, doivent être organisés dans un plan. Les parties doivent s’enchaîner en donnant une impression de nécessité comme les scènes d’un bon film. Si je peux dire : « cette sous-partie, je pourrais la placer là ou là », c’est que le plan n’est pas assez mûr. L’argumentation a la valeur d’une démonstration conceptuelle.
- argumentée : traiter le sujet à l’aide d’arguments. Un argument est une proposition, contenant une thèse. Ce n’est pas un thème ou une notion (« l’État », « la liberté », etc.), ni un exemple (« en 1940 … » ou « dans le roman Germinal, d’Émile Zola… » ou bien « chez Henri Bergson … »). L’argument est abstrait, parce qu’il repose sur des concepts. Même si l’on doit circonstancier sa pensée, en évoquant un ou plusieurs exemple(s), l’argument domine le déroulement de la pensée. En développant un argument, je prétends énoncer une vérité universelle : « La liberté est un pouvoir de se donner à soi-même sa règle d’action. Aussi la liberté doit-elle se comprendre comme autonomie ». Rappelons qu’un argument bien conçu est un argument simple à comprendre, et facile à développer. La complication et l’obscurité sont des symptômes d’une pensée encore mal maîtrisée.
Une règle d’or : la pertinence
Ne vous demandez pas : est-ce que j’en sais assez ? mais
plutôt : est-il pertinent de développer cette idée, à tel moment de la
dissertation ? Si vous posez cette dernière question, vous vous apercevrez
que vous en savez suffisamment, pour avoir de quoi développer vos arguments. La
philosophie n’est pas un exercice de récitation, mais d’exploration méthodique
des idées. C’est une méthode pour s’enrichir d’idées qui resteraient sinon
balbutiantes dans notre esprit.
Les deux piliers : le questionnement et l’argumentation
La méthodologie de la dissertation repose sur deux piliers, le
questionnement et l’argumentation. Si vous êtes bloqué, vous donnerez une
nouvelle impulsion à votre pensée en relançant soit le questionnement, soit
l’argumentation. Le questionnement ne se limite pas à l’introduction. Il est
particulièrement recommandé de le reprendre en fin de première et de seconde
partie, pour relancer la réflexion. Celui qui sait exposer un problème
abstrait, et développer des arguments pertinents, saura traiter correctement
n’importe quel sujet. Il faut d’abord se fier à la méthode de la dissertation.
L’effort de mémorisation du cours et des auteurs vient en second.
B. Dissertation donnée à titre d’exemple
Pour se familiariser avec la manière de construire une dissertation,
on lira ici une dissertation donnée à titre d’exemple. Les phrases en italiques
sont des indications méthodologiques.
sujet : La politique ne consiste-t-elle qu’en rapports de
force ?
Introduction
première partie de l’introduction
l’accroche, ou
captatio benevolentiae : il s’agit de montrer l’intérêt du sujet et de
capter l’attention du lecteur
En 1945, à Churchill qui demandait le respect des religions dans les
pays occupés par l’URSS, Staline aurait répondu : « le pape, combien
de divisions ? » C’était réduire brutalement la religion à une
question politique, et la politique à l’arithmétique des forces militaires.
Cette vision sera démentie par l’effondrement du système soviétique. Les
« divisions » de l’armée soviétique ont pu réprimer l'insurrection hongroise d’octobre 1956 contre le pouvoir communiste, mais pas la chute du Mur de Berlin en 1989.
deuxième partie de l’introduction
la problématique, ou exposé du problème : il
s’agit de dégager le problème contenu dans la question, en proposant une brève
analyse du sujet
La « force » désigne les moyens qui permettent d’imposer sa
volonté à autrui. On comprend que la guerre repose sur l’usage de la force,
mais qu’en est-il en politique ? Ensemble de phénomènes complexes, la
politique ne serait-elle pas, au fond, une interaction mécanique de forces,
terme emprunté à la physique ? Il s’agit d’examiner si la politique se réduit
au modèle mécanique d’une confrontation plus ou moins brutale de forces.
troisième partie de l’introduction
annonce de plan : il s’agit d’énoncer les
arguments directeurs, qui renvoient aux différentes parties de la dissertation
Les rapports de force ne disparaissent jamais du champ politique. Cette
thèse peut donner lieu à deux interprétations différentes : la
politique se réduit aux rapports de force, ou bien, en sens contraire, la force
n’est qu’un aspect limité de la vie politique. Le problème soulevé nous incite
à examiner la légitimité du concept de « force » en politique.
(thèse)
I. La politique se réduit aux rapports de force.
introduction partielle
Les rapports de force entre les hommes et les groupes qu’ils forment ne
disparaissent jamais, quelle que soit la nature de l’État ou du régime
politique considéré. Selon l’interprétation stricte de la thèse, que nous
soutiendrons ici, la politique n’est que l’expression changeante d’un rapport
de force. La politique se réduit à une interaction de forces.
a)
la
réalité politique comme rapport de force
Énoncé du premier argument
Pourquoi faut-il comprendre la politique comme rapport de forces ?
Nous devons adopter ce point de vue réaliste, sur la politique, si nous voulons
être capables d’agir en politique et de l’emporter sur nos adversaires réels ou
potentiels.
Exemple philosophique
Les philosophes, depuis Platon et Aristote, ont examiné la question du
meilleur régime politique, ou de la meilleure éducation des citoyens. Machiavel
écrit, dans Le Prince, chapitre XV : en politique « (...) il m’a semblé plus
pertinent de suivre la vérité effective des choses que l’idée qu’on s’en
fait. » La réalité politique est rarement conforme à l’idée qu’on s’en
fait, car cette réalité est celle d’une lutte brutale pour le pouvoir. Selon
Machiavel, un prince commencera donc par évaluer ses forces, afin de déterminer
s’il peut tenir par lui-même face aux attaques, ou s’il a besoin de la
protection d’autrui (ibidem,
chapitre X).
Illustration historique
Au XXe siècle, l’expérience tragique du nazisme a obligé de
nombreux penseurs à reconsidérer la politique. Ainsi, en 1940, émigré à
Londres, Raymond Aron a dû souligner le danger des grandes
constructions conceptuelles et théoriques, qui font oublier la réalité
politique ou s’avèrent impuissantes à la réformer. Son premier article d’exil,
« Le machiavélisme, doctrine des tyrannies modernes », signé sous le
pseudonyme de René AVORD, est consacré à Machiavel et au machiavélisme.
b)
la
nature du rapport de force en politique
Énoncé du second argument
En apparence, on ne saurait admettre que la politique se réduise à
l’expression de la force brute. Pourtant, la notion du rapport de forces inclut
bien davantage : la ruse, mais aussi l’usage opportun, voire opportuniste,
du droit, des vertus morales et de la religion, font partie des forces en
présence. Le rapport de force, en politique, ne se limite pas à la
confrontation des armes. Examinons plus en détail la nature du rapport des
forces politiques.
Développement appuyé sur une référence
philosophique
On a coutume d’opposer la justice et la force. Il existe deux moyens de
conquérir et de conserver le pouvoir, explique encore Machiavel, la force et le
droit. L’un n’est pas exclusif de l’autre. « Vous devez donc savoir
comment il y a deux façons de combattre : l’une avec les lois, l’autre
avec la force ; la première est propre à l’homme, la deuxième aux bêtes.
Mais, parce que très souvent la première ne suffit pas, il convient de recourir
à la seconde. Aussi est-il nécessaire à un prince de savoir bien user de la
bête et de l’homme » (Le Prince, chapitre XVIII, voir texte, manuel J. Russ, p. 154). L’homme se distingue des bêtes par
l’usage de la raison. Il retomberait dans un état bestial en ayant recours à la
force. En réalité, Machiavel recommande au prince de savoir recourir à la
force : la notion de l’homme comme animal politique, qui vient d’Aristote,
est complètement détournée du sens qu’elle pouvait avoir dans l’Antiquité. Ici,
la figure de l’animal signifie que la politique se déroule à un niveau
infra-rationnel.
Bilan de l’argument, et transition
Celui qui est fort peut traduire ses intérêts dans le droit, afin
d’accroître son pouvoir. La force se servirait de la plupart des composantes de
la vie sociale et politique, comme autant d’instruments destinés à accroître
son pouvoir, et à asseoir sa domination.
c)
la
logique triomphante du rapport de forces
Il est possible d’envisager la justice, le droit et les lois comme des
moyens servant à la construction et au renforcement d’un pouvoir. La lutte pour
le pouvoir est capable de tout absorber, même ce qui lui paraît le plus
étranger, comme l’histoire le montre assez.
Développement à partir d’un exemple historique
Un exemple tristement célèbre est celui du dictateur nazi, qui n’hésita
pas à berner la Grande-Bretagne et la France avec les accords de Munich, en
1938, puis l’Union soviétique avec le pacte germano-soviétique, en 1939. Les
traités servaient à endormir l’adversaire avant l’offensive. Hitler fit donc
usage du droit pour accroître ses forces. Staline n’a pas cru à l’attaque des
Nazis, en juin 1941 ; l’Armée Rouge était particulièrement mal préparée,
et reçut l’ordre de s’organiser pour la défense avec beaucoup de retard.
Pendant les premiers mois de la guerre, la surprise aida Hitler à progresser
rapidement en terrain ennemi. Cet exemple montre comment la ruse peut apporter
une contribution objective à la force. L’histoire militaire est pleine
d’exemples de la sorte. C’est ce que souligne encore Raymond Aron lorsqu’il
constate, en 1940 : « Si le machiavélisme consiste à gouverner par la
terreur et par la ruse, aucune époque ne fut plus machiavélique que la
nôtre. » Un très bel exemple cinématographique est donné par le
réalisateur Akira Kurosawa, dans le film Ran (1985). L’intrigue, inspirée du Roi Lear de Shakespeare, est celle de l’impossible
partition du pouvoir entre les fils du chef de clan Hidetora Ichimonji.
Développement à l’aide d’un exemple philosophique
La force qui se limite au simple usage de la force rencontre vite ses
limites en politique. Aussi faut-il inclure dans la vraie force d’un prince,
souligne Machiavel, la ruse, l’usage du droit et la maîtrise de la réputation.
Un prince devra toujours paraître bon et pieux. « À le voir et à
l’entendre », écrit Machiavel, le prince sera toujours « toute
miséricorde, toute bonne foi, toute droiture, toute humanité et toute
religion » (Le Prince, chapitre XVIII). Mais il saura agir, le cas
échéant, contre les préceptes élémentaires d’humanité. Il n’est pas nécessaire
que le prince ait réellement toutes les qualités, il est en revanche très utile
qu’il paraisse les avoir aux yeux du peuple. L’essentiel est de vaincre et de
conserver le pouvoir, explique Machiavel : une fois la victoire acquise,
les moyens seront toujours jugés honorables par le peuple. Les qualités comme
la bonté, la piété ou l’humanité ont une valeur de force politique, parce
qu’elles confortent le pouvoir du prince. Dans ses actions, le prince pourra et
devra parfois s’écarter de ces qualités afin d’agir suivant ce qu’exige la
conservation du pouvoir.
Bilan de l’argument
La logique politique fait entrer toutes les caractéristiques de la vie
sociale et politique dans un champ de forces. Qu’est-ce qui pourra résister à
la logique de la force ? Machiavel nous conduit à accepter le cynisme
politique, ce qui a fait scandale. Rien n’a de valeur en dehors d’une
contribution éventuelle à la force. C’est une vérité qui vide la politique de
son sens.
Bilan de la partie et transition
On ne peut condamner une interprétation simplement parce qu’elle serait
peu agréable à entendre. Il importe avant tout de savoir si l’on peut la
considérer comme légitime et vraie. Les rapports de force font partie de la
politique, mais permettent-ils d’en décrire toute la réalité ?
(antithèse)
II. Les rapports de force ne sont qu’un aspect limité de la
politique.
énoncé de l’argument général
Celui qui réduit la politique au rapport de force dénonce
habituellement la naïveté des autres. Mais ne peut-on retourner contre lui
l’accusation de naïveté, ou du moins de partialité ? En effet, les
rapports de force ne sont qu’un aspect de la politique. Non seulement le
pouvoir politique n’a pas besoin de la force pour s’exercer, mais il trahit sa
propre faiblesse lorsqu’il y a recours.
1)
Le
pouvoir politique n’a pas besoin de la force pour s’exercer.
Enoncé du premier argument
L’exercice normal du pouvoir n’implique pas l’usage de la force. La
force est sans doute le symptôme de la faiblesse politique.
Premier exemple philosophique
Envisagé du seul point de vue du rapport de force, le pouvoir apparaît
comme une énigme. Dans le Traité de la servitude volontaire (1549),
Étienne de La Boëtie soulève le scandale que constitue à ses yeux le pouvoir
d’un tyran : comment expliquer qu’un seul homme puisse dominer des
milliers d’individus, alors que ces derniers pourraient se rebeller contre lui
et l’écraser facilement ? « Je désirerais seulement qu’on me fît
comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de villes, tant de
nations supportent quelquefois tout d’un tyran seul, qui n’a de puissance que
celle qu’on lui donne (...). » Un tyran n’a pas d’autre pouvoir que celui
qu’on lui accorde, conclut La Boëtie. On peut en tirer la conséquence
suivante : l’arithmétique du rapport de force s’avère incapable de rendre
compte d’un pouvoir tyrannique, et n’est sans doute pas une approche exacte de
la réalité politique.
Second exemple philosophique
Dans les Discours sur la première décade de Tite-Live, achevés
en 1517, Machiavel fournit des éléments d’explication à ce phénomène :
comment un pouvoir tyrannique peut-il mettre fin à la liberté d’un peuple,
alors que les citoyens sont tous d’accord pour préférer la liberté ? La
préférence pour la liberté est abstraite : dans les faits, les hommes
agissent suivant leur intérêt personnel et immédiat, et sont en quête de
privilèges ou de faveurs. Ainsi, souligne, Machiavel, la République n’a pas
vraiment d’obligés, dans la mesure où les individus sont égaux devant la loi.
L’exercice des responsabilités se fait suivant des règles publiques. À
l’inverse, le tyran bénéficie du soutien inconditionnel de ceux qu’il aura
favorisés. L’amour de la liberté est faible au regard des mécanismes du pouvoir
(Discours, I, 16).
Machiavel montre que le pouvoir ne repose pas seulement sur de « bonnes
armes » et de « bonnes lois », mais aussi sur des intérêts et
des passions, des réalités sociales, des circonstances géographiques et
historiques très diverses. La force peut procéder de leur compréhension :
Machiavel entend jouer à cet égard le rôle de conseiller du prince.
2) Le rapport de force est le signe de la faiblesse politique.
Enoncé du second argument
Lorsqu’un rapport de force apparaît, on peut considérer qu’il s’agit
d’un symptôme de faiblesse. La violence ne marque-t-elle pas la fin du
politique ?
Développement nourri par une
référence philosophique
Selon le sociologue allemand Max Weber, le rapport politique ordinaire
est un rapport de domination. Lorsque le rapport de domination fonctionne, la
domination est considérée comme légitime, et ne met pas en jeu l’exercice de la
force. C’est lorsque la domination ne fonctionne plus que le recours à la force
s’avère nécessaire. Un chef légitime n’a pas à combattre contre ses
subordonnés, pas plus que l’autorité de la tradition ou de la loi n’a besoin de
la force pour s’imposer en temps normal. Selon Weber, l’État comme institution
moderne s’est assuré le « monopole de la violence physique
légitime ». Pourtant, il ne fonde pas son autorité sur la police ou l’armée,
mais sur son existence même, son organisation rationelle, et sa capacité à
décourager l’usage de la violence.
L’émergence du rapport de force signifie que la relation politique
normale a été rompue, par exemple lorsque la domination apparaît insupportable.
La crise doit permettre de dénouer le rapport de force, et instituer une
nouvelle forme de domination légitime. Dans l’Histoire de Florence, que
Machiavel rédige dans les années 1520, la cité florentine est régulièrement
menacée par la violence des clans et des groupes sociaux. Cela montre, aux yeux
de l’homme politique devenu historiographe, que l’organisation politique de
Florence fonctionne mal. L’art de la politique consiste précisément à mettre en
place les dispositifs nécessaires à la bonne gestion des crises. Lorsque la
violence l’emporte, c’est la fin de la communauté politique.
Bilan du premier argument
L’usage de la force est normalement absent du jeu politique, ou
étroitement circonscrit.
3) La réduction du politique au rapport de force ne fonctionne
pas.
Énoncé du troisième argument
La logique des rapports de force, dont nous avons fait l’analyse,
repose sur l’idée que l’on peut convertir le droit, la vertu et la religion en
une certaine quantité de force. Cette interprétation n’est pas fondée, car la
force et le droit, la force et la morale, constituent des réalités hétérogènes.
Développement à partir d’un
exemple philosophique
C’est ce qu’explique Jean-Jacques Rousseau, lorsqu’il critique
l’expression « droit du plus fort », au chapitre III du Contrat
social, comme une expression
contradictoire. S’il y a force, il ne peut pas y avoir droit. Les théoriciens
politiques dérivent le droit de la force : ainsi, John Locke fait dériver
le rapport de domination politique de l’état d’esclavage. Mais, demande
Rousseau, « qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force
cesse ? » L’expression « droit du plus fort » est une
contradiction dans les termes : le mot « droit » ne signifie ici
rien du tout. Par conséquent, si l’esclave peut se soustraire à l’autorité de
son maître, il fait bien. Le Contrat social a inspiré la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen de 1789. Rousseau montre qu’il n’est pas possible de renoncer à sa
liberté sans renoncer en même temps à sa qualité d’homme. La force ne peut se
transmuer en droit.
(reprise du questionnement)
III. Quelle légitimité pour le concept de force en
politique ?
introduction partielle :
le questionnement rebondit
On peut se demander si le concept de force est légitime en politique.
En nous interrogeant sur la place de la force en politique, nous avons montré
que la réduction de la politique au rapport de force n’était pas convaincante.
La force peut-elle être politique ? N’est-ce pas précisément son
rattachement ou sa subordination à autre chose qui lui confère un sens
politique ?
1)
La
force n’est pas politique par principe.
Argument
La force revêt un caractère politique lorsqu’elle est au service d’une
institution ou d’un dessein politique. Le simple usage de la force ne
suffit pas à justifier une entreprise comme étant politique. Ainsi,
une troupe de brigands pillant les châteaux ou les résidences secondaires n’est
pas une force politique, même si la troupe est organisée, et partage le butin
suivant des règles. Augustin d’Hippone, dans la Cité de Dieu se demande où commence le politique.
Alexandre le Grand capture un pirate, et lui demande pourquoi il trouble les
mers. Le pirate répond qu’il trouble les mers comme Alexandre trouble les
terres ; « mais, comme il n’a qu’un petit navire, on l’appelle un
pirate, alors qu’au vu de sa grande flotte et sa puissante armée, Alexandre est
appelé un grand conquérant » (livre IV, chap. IV). La domination par la
force n’est pas une caractéristique suffisante pour que l’on puisse parler de
politique. Les philosophes ont cherché, au-delà de la force, ce qui peut
constituer la nature du politique. Aristote explique qu’une communauté
politique partage un même sentiment du juste et de l’injuste (La Politique, I, 2). C’est un lien, et non la force, qui
donne naissance à une communauté politique comme.
2)
La
force est un moyen politique de contraindre parmi d’autres.
La force devient politique lorsqu’elle fonde un ordre politique. Chez
Machiavel, la force fait partie des instruments dont peut disposer le prince
pour conquérir ou conserver le pouvoir, c’est-à-dire pour unifier un territoire
à son profit. Ainsi, César Borgia commence à unifier le centre de l’Italie, en
affaiblissant le parti des Orsini et celui des Colonna à Rome. Il établit
ensuite l’ordre en Romagne, en attirant les seigneurs locaux dans un piège, à
Sinigallia, où ils sont tous exterminés (Le Prince, chapitre VII). Le prince ne doit pas reculer, le cas échéant, devant l'usage de la cruauté (voir texte, manuel J. Russ, p. 152). Ces méthodes valent pour une
principauté, mais parfois aussi pour une république, comme le montre l’exemple
de Rome. Nous pourrions alors distinguer la violence de la force. La politique
a-t-elle pour fonction de supprimer la violence, au profit de la force ?
La politique a-t-elle pour sens de faire évoluer l’humanité vers un état de
paix perpétuelle, comme le pense Emmanuel Kant ? Le philosophe n'imagine pas une utopie, dans son opuscule Vers la paix perpétuelle (1795) mais examine comment le droit peut fonder la paix. Dans une perspective très différente, le stratège allemand Carl
von Clausewitz souligne que la guerre est un moyen parmi d’autres, pour la
politique, de parvenir à ses fins. « La guerre est la continuation de la
politique par d’autres moyens », souligne-t-il à la suite des guerres
napoléoniennes. La guerre n’est pas seulement une explosion de violence, mais
d’abord et avant tout un acte politique. D’autres moyens de contraindre que la force ou la guerre existent en politique. Ainsi, lors de l’émergence de la
démocratie, au Ve siècle avant Jésus-Christ, les Sophistes mettent
en évidence le rôle central de la persuasion en politique. Grâce à la parole,
et sans usage de la force, il est possible d’emporter la conviction des
citoyens.
Le questionnement rebondit
encore.
3)
La
force sans légitimité politique est violence.
Au fond, qu’est-ce qui fait la force en politique ? La force
brutale est très loin de constituer la meilleure réponse à cette question. Sans
la légitimité du politique, en effet, la force apparaît comme pure violence.
Investie d’une mission politique, la violence peut-elle apparaître comme une
force légitime ? « On ne doit pas condamner celui qui use de la
violence pour restaurer les choses, mais celui qui en use pour détruire »,
affirme ainsi Machiavel dans les Discours (I, 9).
Conclusion
Bilan du développement
Considérer que la politique se réduit à des rapports de force, c’est
céder à la tentation de simplifier la réalité. La politique ne se réduit pas
aux rapports de force, mais ne s’en libère pas totalement non plus. Il semble,
au regard de ce qu’enseignent l’expérience et l’histoire, qu’une vie politique
dénuée de rapport de force soit une utopie.
Mise en perspective du sujet
La politique doit être pensée en relation avec le surgissement possible
de la violence. Le rapport de force n’est-il pas, précisément, un moyen de
structurer la violence, et de l’intégrer dans le politique ? De ce point
de vue, la force politique serait à l’opposé de la violence.