dimanche 20 janvier 2013

Méthodologie de la dissertation

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Méthodologie de la dissertation
 Marc Foglia


A. Quelques rappels méthodologiques

Une dissertation est une réflexion personnelle, construite et argumentée :

  • personnelle : quelle que soit la source utilisée, il faut l’intégrer dans son discours propre. Le plan, le fil directeur, et bien sûr le style, sont personnels. Le jour de l’examen, ne récitez pas abruptement un morceau de cours, mais adaptez ce qui a été vu en cours à l’argument que vous développez. L’argument prime sur la leçon.
  • construite : n’écrivez pas au fil de la plume ou selon que les idées vous viennent à l’esprit, mais à partir d’un plan. Les matériaux recensés sur un brouillon, lors de la phase de brainstorming, doivent être organisés dans un plan. Les parties doivent s’enchaîner en donnant une impression de nécessité comme les scènes d’un bon film. Si je peux dire : « cette sous-partie, je pourrais la placer là ou là », c’est que le plan n’est pas assez mûr. L’argumentation a la valeur d’une démonstration conceptuelle.
  • argumentée : traiter le sujet à l’aide d’arguments. Un argument est une proposition, contenant une thèse. Ce n’est pas un thème ou une notion (« l’État », « la liberté », etc.), ni un exemple (« en 1940 … » ou « dans le roman Germinal, d’Émile Zola… » ou bien « chez Henri Bergson … »). L’argument est abstrait, parce qu’il repose sur des concepts. Même si l’on doit circonstancier sa pensée, en évoquant un ou plusieurs exemple(s), l’argument domine le déroulement de la pensée. En développant un argument, je prétends énoncer une vérité universelle : « La liberté est un pouvoir de se donner à soi-même sa règle d’action. Aussi la liberté doit-elle se comprendre comme autonomie ». Rappelons qu’un argument bien conçu est un argument simple à comprendre, et facile à développer. La complication et l’obscurité sont des symptômes d’une pensée encore mal maîtrisée.

Une règle d’or : la pertinence
Ne vous demandez pas : est-ce que j’en sais assez ? mais plutôt : est-il pertinent de développer cette idée, à tel moment de la dissertation ? Si vous posez cette dernière question, vous vous apercevrez que vous en savez suffisamment, pour avoir de quoi développer vos arguments. La philosophie n’est pas un exercice de récitation, mais d’exploration méthodique des idées. C’est une méthode pour s’enrichir d’idées qui resteraient sinon balbutiantes dans notre esprit.

Les deux piliers : le questionnement et l’argumentation
La méthodologie de la dissertation repose sur deux piliers, le questionnement et l’argumentation. Si vous êtes bloqué, vous donnerez une nouvelle impulsion à votre pensée en relançant soit le questionnement, soit l’argumentation. Le questionnement ne se limite pas à l’introduction. Il est particulièrement recommandé de le reprendre en fin de première et de seconde partie, pour relancer la réflexion. Celui qui sait exposer un problème abstrait, et développer des arguments pertinents, saura traiter correctement n’importe quel sujet. Il faut d’abord se fier à la méthode de la dissertation. L’effort de mémorisation du cours et des auteurs vient en second.


B. Dissertation donnée à titre d’exemple

Pour se familiariser avec la manière de construire une dissertation, on lira ici une dissertation donnée à titre d’exemple. Les phrases en italiques sont des indications méthodologiques.

sujet : La politique ne consiste-t-elle qu’en rapports de force ?


Introduction

première partie de l’introduction
l’accroche, ou captatio benevolentiae : il s’agit de montrer l’intérêt du sujet et de capter l’attention du lecteur

En 1945, à Churchill qui demandait le respect des religions dans les pays occupés par l’URSS, Staline aurait répondu : « le pape, combien de divisions ? » C’était réduire brutalement la religion à une question politique, et la politique à l’arithmétique des forces militaires. Cette vision sera démentie par l’effondrement du système soviétique. Les « divisions » de l’armée soviétique ont pu réprimer l'insurrection hongroise d’octobre 1956 contre le pouvoir communiste, mais pas la chute du Mur de Berlin en 1989.

deuxième partie de l’introduction
la problématique, ou exposé du problème : il s’agit de dégager le problème contenu dans la question, en proposant une brève analyse du sujet

La « force » désigne les moyens qui permettent d’imposer sa volonté à autrui. On comprend que la guerre repose sur l’usage de la force, mais qu’en est-il en politique ? Ensemble de phénomènes complexes, la politique ne serait-elle pas, au fond, une interaction mécanique de forces, terme emprunté à la physique ? Il s’agit d’examiner si la politique se réduit au modèle mécanique d’une confrontation plus ou moins brutale de forces.

troisième partie de l’introduction
annonce de plan : il s’agit d’énoncer les arguments directeurs, qui renvoient aux différentes parties de la dissertation

Les rapports de force ne disparaissent jamais du champ politique. Cette thèse peut donner lieu à deux interprétations différentes : la politique se réduit aux rapports de force, ou bien, en sens contraire, la force n’est qu’un aspect limité de la vie politique. Le problème soulevé nous incite à examiner la légitimité du concept de « force » en politique.


(thèse)
I. La politique se réduit aux rapports de force.

introduction partielle

Les rapports de force entre les hommes et les groupes qu’ils forment ne disparaissent jamais, quelle que soit la nature de l’État ou du régime politique considéré. Selon l’interprétation stricte de la thèse, que nous soutiendrons ici, la politique n’est que l’expression changeante d’un rapport de force. La politique se réduit à une interaction de forces.

a)     la réalité politique comme rapport de force

Énoncé du premier argument

Pourquoi faut-il comprendre la politique comme rapport de forces ? Nous devons adopter ce point de vue réaliste, sur la politique, si nous voulons être capables d’agir en politique et de l’emporter sur nos adversaires réels ou potentiels.

Exemple philosophique

Les philosophes, depuis Platon et Aristote, ont examiné la question du meilleur régime politique, ou de la meilleure éducation des citoyens. Machiavel écrit, dans Le Prince, chapitre XV : en politique « (...) il m’a semblé plus pertinent de suivre la vérité effective des choses que l’idée qu’on s’en fait. » La réalité politique est rarement conforme à l’idée qu’on s’en fait, car cette réalité est celle d’une lutte brutale pour le pouvoir. Selon Machiavel, un prince commencera donc par évaluer ses forces, afin de déterminer s’il peut tenir par lui-même face aux attaques, ou s’il a besoin de la protection d’autrui (ibidem, chapitre X).

Illustration historique

Au XXe siècle, l’expérience tragique du nazisme a obligé de nombreux penseurs à reconsidérer la politique. Ainsi, en 1940, émigré à Londres, Raymond Aron a dû souligner le danger des grandes constructions conceptuelles et théoriques, qui font oublier la réalité politique ou s’avèrent impuissantes à la réformer. Son premier article d’exil, « Le machiavélisme, doctrine des tyrannies modernes », signé sous le pseudonyme de René AVORD, est consacré à Machiavel et au machiavélisme.

b)     la nature du rapport de force en politique

Énoncé du second argument

En apparence, on ne saurait admettre que la politique se réduise à l’expression de la force brute. Pourtant, la notion du rapport de forces inclut bien davantage : la ruse, mais aussi l’usage opportun, voire opportuniste, du droit, des vertus morales et de la religion, font partie des forces en présence. Le rapport de force, en politique, ne se limite pas à la confrontation des armes. Examinons plus en détail la nature du rapport des forces politiques.

Développement appuyé sur une référence philosophique

On a coutume d’opposer la justice et la force. Il existe deux moyens de conquérir et de conserver le pouvoir, explique encore Machiavel, la force et le droit. L’un n’est pas exclusif de l’autre. « Vous devez donc savoir comment il y a deux façons de combattre : l’une avec les lois, l’autre avec la force ; la première est propre à l’homme, la deuxième aux bêtes. Mais, parce que très souvent la première ne suffit pas, il convient de recourir à la seconde. Aussi est-il nécessaire à un prince de savoir bien user de la bête et de l’homme » (Le Prince, chapitre XVIII, voir texte, manuel J. Russ, p. 154). L’homme se distingue des bêtes par l’usage de la raison. Il retomberait dans un état bestial en ayant recours à la force. En réalité, Machiavel recommande au prince de savoir recourir à la force : la notion de l’homme comme animal politique, qui vient d’Aristote, est complètement détournée du sens qu’elle pouvait avoir dans l’Antiquité. Ici, la figure de l’animal signifie que la politique se déroule à un niveau infra-rationnel.

Bilan de l’argument, et transition

Celui qui est fort peut traduire ses intérêts dans le droit, afin d’accroître son pouvoir. La force se servirait de la plupart des composantes de la vie sociale et politique, comme autant d’instruments destinés à accroître son pouvoir, et à asseoir sa domination.

c)     la logique triomphante du rapport de forces

Il est possible d’envisager la justice, le droit et les lois comme des moyens servant à la construction et au renforcement d’un pouvoir. La lutte pour le pouvoir est capable de tout absorber, même ce qui lui paraît le plus étranger, comme l’histoire le montre assez.

Développement à partir d’un exemple historique

Un exemple tristement célèbre est celui du dictateur nazi, qui n’hésita pas à berner la Grande-Bretagne et la France avec les accords de Munich, en 1938, puis l’Union soviétique avec le pacte germano-soviétique, en 1939. Les traités servaient à endormir l’adversaire avant l’offensive. Hitler fit donc usage du droit pour accroître ses forces. Staline n’a pas cru à l’attaque des Nazis, en juin 1941 ; l’Armée Rouge était particulièrement mal préparée, et reçut l’ordre de s’organiser pour la défense avec beaucoup de retard. Pendant les premiers mois de la guerre, la surprise aida Hitler à progresser rapidement en terrain ennemi. Cet exemple montre comment la ruse peut apporter une contribution objective à la force. L’histoire militaire est pleine d’exemples de la sorte. C’est ce que souligne encore Raymond Aron lorsqu’il constate, en 1940 : « Si le machiavélisme consiste à gouverner par la terreur et par la ruse, aucune époque ne fut plus machiavélique que la nôtre. » Un très bel exemple cinématographique est donné par le réalisateur Akira Kurosawa, dans le film Ran (1985). L’intrigue, inspirée du Roi Lear de Shakespeare, est celle de l’impossible partition du pouvoir entre les fils du chef de clan Hidetora Ichimonji.

Développement à l’aide d’un exemple philosophique

La force qui se limite au simple usage de la force rencontre vite ses limites en politique. Aussi faut-il inclure dans la vraie force d’un prince, souligne Machiavel, la ruse, l’usage du droit et la maîtrise de la réputation. Un prince devra toujours paraître bon et pieux. « À le voir et à l’entendre », écrit Machiavel, le prince sera toujours « toute miséricorde, toute bonne foi, toute droiture, toute humanité et toute religion » (Le Prince, chapitre XVIII). Mais il saura agir, le cas échéant, contre les préceptes élémentaires d’humanité. Il n’est pas nécessaire que le prince ait réellement toutes les qualités, il est en revanche très utile qu’il paraisse les avoir aux yeux du peuple. L’essentiel est de vaincre et de conserver le pouvoir, explique Machiavel : une fois la victoire acquise, les moyens seront toujours jugés honorables par le peuple. Les qualités comme la bonté, la piété ou l’humanité ont une valeur de force politique, parce qu’elles confortent le pouvoir du prince. Dans ses actions, le prince pourra et devra parfois s’écarter de ces qualités afin d’agir suivant ce qu’exige la conservation du pouvoir.

Bilan de l’argument

La logique politique fait entrer toutes les caractéristiques de la vie sociale et politique dans un champ de forces. Qu’est-ce qui pourra résister à la logique de la force ? Machiavel nous conduit à accepter le cynisme politique, ce qui a fait scandale. Rien n’a de valeur en dehors d’une contribution éventuelle à la force. C’est une vérité qui vide la politique de son sens.

Bilan de la partie et transition

On ne peut condamner une interprétation simplement parce qu’elle serait peu agréable à entendre. Il importe avant tout de savoir si l’on peut la considérer comme légitime et vraie. Les rapports de force font partie de la politique, mais permettent-ils d’en décrire toute la réalité ?


(antithèse)
II. Les rapports de force ne sont qu’un aspect limité de la politique.

énoncé de l’argument général

Celui qui réduit la politique au rapport de force dénonce habituellement la naïveté des autres. Mais ne peut-on retourner contre lui l’accusation de naïveté, ou du moins de partialité ? En effet, les rapports de force ne sont qu’un aspect de la politique. Non seulement le pouvoir politique n’a pas besoin de la force pour s’exercer, mais il trahit sa propre faiblesse lorsqu’il y a recours.

1)     Le pouvoir politique n’a pas besoin de la force pour s’exercer.

Enoncé du premier argument

L’exercice normal du pouvoir n’implique pas l’usage de la force. La force est sans doute le symptôme de la faiblesse politique.

Premier exemple philosophique

Envisagé du seul point de vue du rapport de force, le pouvoir apparaît comme une énigme. Dans le Traité de la servitude volontaire (1549), Étienne de La Boëtie soulève le scandale que constitue à ses yeux le pouvoir d’un tyran : comment expliquer qu’un seul homme puisse dominer des milliers d’individus, alors que ces derniers pourraient se rebeller contre lui et l’écraser facilement ? « Je désirerais seulement qu’on me fît comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d’un tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’on lui donne (...). » Un tyran n’a pas d’autre pouvoir que celui qu’on lui accorde, conclut La Boëtie. On peut en tirer la conséquence suivante : l’arithmétique du rapport de force s’avère incapable de rendre compte d’un pouvoir tyrannique, et n’est sans doute pas une approche exacte de la réalité politique.

Second exemple philosophique

Dans les Discours sur la première décade de Tite-Live, achevés en 1517, Machiavel fournit des éléments d’explication à ce phénomène : comment un pouvoir tyrannique peut-il mettre fin à la liberté d’un peuple, alors que les citoyens sont tous d’accord pour préférer la liberté ? La préférence pour la liberté est abstraite : dans les faits, les hommes agissent suivant leur intérêt personnel et immédiat, et sont en quête de privilèges ou de faveurs. Ainsi, souligne, Machiavel, la République n’a pas vraiment d’obligés, dans la mesure où les individus sont égaux devant la loi. L’exercice des responsabilités se fait suivant des règles publiques. À l’inverse, le tyran bénéficie du soutien inconditionnel de ceux qu’il aura favorisés. L’amour de la liberté est faible au regard des mécanismes du pouvoir (Discours, I, 16). Machiavel montre que le pouvoir ne repose pas seulement sur de « bonnes armes » et de « bonnes lois », mais aussi sur des intérêts et des passions, des réalités sociales, des circonstances géographiques et historiques très diverses. La force peut procéder de leur compréhension : Machiavel entend jouer à cet égard le rôle de conseiller du prince.

2) Le rapport de force est le signe de la faiblesse politique.

Enoncé du second argument

Lorsqu’un rapport de force apparaît, on peut considérer qu’il s’agit d’un symptôme de faiblesse. La violence ne marque-t-elle pas la fin du politique ?

Développement nourri par une référence philosophique

Selon le sociologue allemand Max Weber, le rapport politique ordinaire est un rapport de domination. Lorsque le rapport de domination fonctionne, la domination est considérée comme légitime, et ne met pas en jeu l’exercice de la force. C’est lorsque la domination ne fonctionne plus que le recours à la force s’avère nécessaire. Un chef légitime n’a pas à combattre contre ses subordonnés, pas plus que l’autorité de la tradition ou de la loi n’a besoin de la force pour s’imposer en temps normal. Selon Weber, l’État comme institution moderne s’est assuré le « monopole de la violence physique légitime ». Pourtant, il ne fonde pas son autorité sur la police ou l’armée, mais sur son existence même, son organisation rationelle, et sa capacité à décourager l’usage de la violence.

L’émergence du rapport de force signifie que la relation politique normale a été rompue, par exemple lorsque la domination apparaît insupportable. La crise doit permettre de dénouer le rapport de force, et instituer une nouvelle forme de domination légitime. Dans l’Histoire de Florence, que Machiavel rédige dans les années 1520, la cité florentine est régulièrement menacée par la violence des clans et des groupes sociaux. Cela montre, aux yeux de l’homme politique devenu historiographe, que l’organisation politique de Florence fonctionne mal. L’art de la politique consiste précisément à mettre en place les dispositifs nécessaires à la bonne gestion des crises. Lorsque la violence l’emporte, c’est la fin de la communauté politique.

Bilan du premier argument

L’usage de la force est normalement absent du jeu politique, ou étroitement circonscrit.

3) La réduction du politique au rapport de force ne fonctionne pas.

Énoncé du troisième argument

La logique des rapports de force, dont nous avons fait l’analyse, repose sur l’idée que l’on peut convertir le droit, la vertu et la religion en une certaine quantité de force. Cette interprétation n’est pas fondée, car la force et le droit, la force et la morale, constituent des réalités hétérogènes.

Développement à partir d’un exemple philosophique

C’est ce qu’explique Jean-Jacques Rousseau, lorsqu’il critique l’expression « droit du plus fort », au chapitre III du Contrat social, comme une expression contradictoire. S’il y a force, il ne peut pas y avoir droit. Les théoriciens politiques dérivent le droit de la force : ainsi, John Locke fait dériver le rapport de domination politique de l’état d’esclavage. Mais, demande Rousseau, « qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse ? » L’expression « droit du plus fort » est une contradiction dans les termes : le mot « droit » ne signifie ici rien du tout. Par conséquent, si l’esclave peut se soustraire à l’autorité de son maître, il fait bien. Le Contrat social a inspiré la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Rousseau montre qu’il n’est pas possible de renoncer à sa liberté sans renoncer en même temps à sa qualité d’homme. La force ne peut se transmuer en droit.


(reprise du questionnement)
III. Quelle légitimité pour le concept de force en politique ?

introduction partielle : le questionnement rebondit

On peut se demander si le concept de force est légitime en politique. En nous interrogeant sur la place de la force en politique, nous avons montré que la réduction de la politique au rapport de force n’était pas convaincante. La force peut-elle être politique ? N’est-ce pas précisément son rattachement ou sa subordination à autre chose qui lui confère un sens politique ?

1)     La force n’est pas politique par principe.

Argument

La force revêt un caractère politique lorsqu’elle est au service d’une institution ou d’un dessein politique. Le simple usage de la force ne suffit pas à justifier une entreprise comme étant politique. Ainsi, une troupe de brigands pillant les châteaux ou les résidences secondaires n’est pas une force politique, même si la troupe est organisée, et partage le butin suivant des règles. Augustin d’Hippone, dans la Cité de Dieu se demande où commence le politique. Alexandre le Grand capture un pirate, et lui demande pourquoi il trouble les mers. Le pirate répond qu’il trouble les mers comme Alexandre trouble les terres ; « mais, comme il n’a qu’un petit navire, on l’appelle un pirate, alors qu’au vu de sa grande flotte et sa puissante armée, Alexandre est appelé un grand conquérant » (livre IV, chap. IV). La domination par la force n’est pas une caractéristique suffisante pour que l’on puisse parler de politique. Les philosophes ont cherché, au-delà de la force, ce qui peut constituer la nature du politique. Aristote explique qu’une communauté politique partage un même sentiment du juste et de l’injuste (La Politique, I, 2). C’est un lien, et non la force, qui donne naissance à une communauté politique comme.

2)     La force est un moyen politique de contraindre parmi d’autres.

La force devient politique lorsqu’elle fonde un ordre politique. Chez Machiavel, la force fait partie des instruments dont peut disposer le prince pour conquérir ou conserver le pouvoir, c’est-à-dire pour unifier un territoire à son profit. Ainsi, César Borgia commence à unifier le centre de l’Italie, en affaiblissant le parti des Orsini et celui des Colonna à Rome. Il établit ensuite l’ordre en Romagne, en attirant les seigneurs locaux dans un piège, à Sinigallia, où ils sont tous exterminés (Le Prince, chapitre VII). Le prince ne doit pas reculer, le cas échéant, devant l'usage de la cruauté (voir texte, manuel J. Russ, p. 152). Ces méthodes valent pour une principauté, mais parfois aussi pour une république, comme le montre l’exemple de Rome. Nous pourrions alors distinguer la violence de la force. La politique a-t-elle pour fonction de supprimer la violence, au profit de la force ? La politique a-t-elle pour sens de faire évoluer l’humanité vers un état de paix perpétuelle, comme le pense Emmanuel Kant ? Le philosophe n'imagine pas une utopie, dans son opuscule Vers la paix perpétuelle (1795) mais examine comment le droit peut fonder la paix. Dans une perspective très différente, le stratège allemand Carl von Clausewitz souligne que la guerre est un moyen parmi d’autres, pour la politique, de parvenir à ses fins. « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », souligne-t-il à la suite des guerres napoléoniennes. La guerre n’est pas seulement une explosion de violence, mais d’abord et avant tout un acte politique. D’autres moyens de contraindre que la force ou la guerre existent en politique. Ainsi, lors de l’émergence de la démocratie, au Ve siècle avant Jésus-Christ, les Sophistes mettent en évidence le rôle central de la persuasion en politique. Grâce à la parole, et sans usage de la force, il est possible d’emporter la conviction des citoyens.

Le questionnement rebondit encore.

3)     La force sans légitimité politique est violence.

Au fond, qu’est-ce qui fait la force en politique ? La force brutale est très loin de constituer la meilleure réponse à cette question. Sans la légitimité du politique, en effet, la force apparaît comme pure violence. Investie d’une mission politique, la violence peut-elle apparaître comme une force légitime ? « On ne doit pas condamner celui qui use de la violence pour restaurer les choses, mais celui qui en use pour détruire », affirme ainsi Machiavel dans les Discours (I, 9).


Conclusion

Bilan du développement

Considérer que la politique se réduit à des rapports de force, c’est céder à la tentation de simplifier la réalité. La politique ne se réduit pas aux rapports de force, mais ne s’en libère pas totalement non plus. Il semble, au regard de ce qu’enseignent l’expérience et l’histoire, qu’une vie politique dénuée de rapport de force soit une utopie.

Mise en perspective du sujet

La politique doit être pensée en relation avec le surgissement possible de la violence. Le rapport de force n’est-il pas, précisément, un moyen de structurer la violence, et de l’intégrer dans le politique ? De ce point de vue, la force politique serait à l’opposé de la violence.


image tirée du film Ran (1985) d'Akira Kurosawa