samedi 9 février 2013

Un homme peut-il m’être totalement étranger ?



Un homme peut-il m’être totalement étranger ?



   Si la définition d’« un homme » peut poser problème, c’est précisément parce que d’autres hommes peuvent ne pas le reconnaître comme tel. Cela reviendrait à nier l’humanité de l’autre homme. Dans son contexte, l’expression « être étranger à » veut dire que je ne me préoccupe pas du tout d’autrui, que son sort m’est indifférent. Je ne suis pas disposé à lui porter secours, ni même à lui adresser la parole. Le substantif de cette expression, c’est « un étranger » : c’est quelqu’un que je ne connais pas, ou que je ne reconnais pas comme faisant partie de mon pays, ou de la société dans laquelle je vis. Quelqu’un qui me serait « totalement étranger » n’appartient à l’évidence ni à la famille, ni à la société, ni à l’État dont je suis membre, ni sans doute au genre humain.
 Existe-t-il, malgré tout, un lien entre les hommes susceptible de se manifester malgré les différences de culture, de langage ou de religion ? L’histoire nous donne parfois l’occasion d’en douter. Dans la question posée, le verbe pouvoir renvoie à une capacité concrète, quasi matérielle : le sens premier de la question est de savoir si mon comportement peut manifester une étrangeté radicale à l’égard d'autrui. L’autre option est de considérer que le verbe pouvoir renverrait à l’autorisation : est-il moralement permis que j'adopte ce genre de comportement ? Il semble possible d’être indifférent à l’égard d’autrui, mais cette indifférence est-elle moralement acceptable ? Jusqu’où peut aller l’indifférence entre les hommes ? Je n’imagine pas ma propre humanité sans la possibilité de reconnaître et d’affirmer ce lien avec autrui. Mon indifférence peut-elle effacer l’appartenance d’un autre homme à la même espèce que moi, et surtout s’opposer au sentiment d’humanité que je me dois éprouver envers autrui ?
 Dans un premier temps, nous examinerons comment la différence entre les hommes peut aller jusqu’à l’étrangeté radicale. Ensuite, nous nous demanderons quel type de lien entre les hommes peut constituer un lien universel, et comment il peut être cultivé.


   Examinons comment la différence entre les hommes peut produire, entre eux, une étrangeté radicale. Il existe de si nombreuses différences entre les hommes, que nous pouvons faire quasi quotidiennement l’expérience de cette étrangeté à l’égard d’autrui. Ce sentiment est manifeste lorsque nous ne partageons pas la même langue et pas la même culture.
 Prenons l’exemple du film Lost in translation (2003) de la réalisatrice Sophia Coppola. Un acteur américain célèbre, joué par Bill Murray, est envoyé au Japon où il doit figurer dans des publicités pour une marque de whisky. Il se retrouve esseulé dans un pays qui l’intrigue au début, mais qu’il ne comprend pas en raison de la différence de langue et de mœurs. L’intrigue du film est la rencontre avec une autre personne souffrant du même sentiment d’étrangeté, un personnage joué par Scarlett Johansson. Ici, « être étranger à », c’est éprouver un sentiment d’étrangeté à l’égard du réel, en l’occurrence la vie à Tokyo. Le sentiment d’étrangeté se manifeste dans la dépression, et constitue une épreuve pour celui qui en fait l’expérience. C’est une incapacité à communiquer ressentie comme un handicap, contre notre spontanéité d’êtres humains. En faisant l’expérience de l’étrangeté, nous comprenons que nous sommes des êtres sociables. Dans l’expérience que je peux faire de la grande ville, je ressents ce sentiment d’étrangeté. Dans nos conversations courantes, ne reprochons-nous pas aux grandes villes de rendre les individus étrangers les uns aux autres au point de faire disparaître tout sentiment de fraternité, toute disposition à l’entraide, etc. ? L’indifférence est la forme contemporaine de l’égoïsme. Autrui nous est étranger parce que nous n’avons pas le temps de nous occuper des problèmes de milliers de personnes que nous croisons chaque jour dans la rue ou dans le métro sans les regarder. Pourquoi perdre du temps à tisser des liens, alors que la lutte pour la vie est féroce ?
 L’histoire contient de nombreux événements, attestant de la capacité de l’homme à entretenir à l’égard de son semblable une indifférence totale. Cette indifférence est grosse de menaces, liées à la négation de l’humanité d’autrui : génocides, exterminations, actes cruels et barbares, etc. Les conséquences peuvent être particulièrement graves. Ainsi, lors de la conquête du Nouveau Monde, les Espagnols ont mis en doute l’humanité des autochtones. De leur côté, les Indiens plongeaient les cadavres des Espagnols morts dans l’eau, afin de voir s’ils se putréfiaient ; s’ils avaient été incorruptibles, cela aurait démontré qu’ils étaient bien des dieux. Le doute porté sur l’humanité des Indiens cautionnait des massacres, comme le souligne Bartolomé de Las Casas dans l'Histoire des Indes. L’idée de génocide est clairement dénoncée par Montaigne dans les Essais. La supériorité que chaque peuple a tendance à s’attribuer sur les autres peut conduire à des actes de cruauté gratuite. Montaigne fait la critique d’un préjugé qui consiste à appeler barbare toute coutume différente des nôtres. « Or, je trouve qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » (libre I, chapitre 23, « Des coutumes et de ne changer aisément une loi reçue »). L’indifférence ou la haine à l’égard de l’autre homme comme être humain débouchent sur la barbarie. Les Espagnols ont voulu détruire les cultures des peuples conquis pour des motifs politiques et religieux ; ainsi, il ne reste aujourd’hui que trois Codex mayas, envoyés en Europe avant l’édit de l’évêque Diego de Landa de 1562, édit ordonnant leur destruction complète.
 L’expérience d’autrui est généralement celle de l’étrangeté. Je ne sais pas quels sont les desseins d’autrui, ses pensées ou ses sentiments. Je n’ai pas la certitude de le connaître, ni même de le comprendre. Le philosophe Emmanuel Lévinas souligne qu’autrui, lorsqu’il m’apparaît, échappe nécessairement à toute visée de ma conscience. L’activité de la conscience est comprise ici comme intention, comme visée de quelque chose, selon le sens que lui donne la phénoménologie. Or, les pensées d’autrui sont irréductibles aux miennes, et ses intentions profondes restent impénétrables. Par rapport à ma conscience, son visage est radicalement autre. Par conséquent, autrui met fin à ce que Lévinas appelle le « règne du Même », c’est-à-dire la réduction de l’altérité à l’identité sous l’égide de ma conscience et de ma pensée. La philosophie serait marquée par le règne du Même depuis Platon, jusqu'à Husserl. Pour Lévinas, autrui est à l’inverse la manifestation de la transcendance et ne peut être réduit à l’immanence du sujet. Les consciences restent irréductibles l'une à l'autre, les corps irrémédiablement étrangers les uns aux autres.
 Pourtant, il est difficile de penser que les individus pourraient être totalement étrangers les uns aux autres. On fait le constat inverse lorsque des situations difficiles (incendie, tempête, inondations, etc.) font renaître la solidarité, comme nous l’avons vu récemment à New York, une partie de la ville ayant été privée d’électricité à cause d’une tempête de neige. L’indifférence ne serait-elle qu’un masque ? Même dans les grandes villes, il y aurait le sentiment d’être lié avec tout homme par quelque chose d’universel, une sorte de sentiment prêt à se manifester lorsque l’occasion l'exige.


  Il existe un lien universel entre les hommes, qu’il est bon de savoir cultiver. Face à autrui, il est non seulement possible, mais aussi moralement souhaitable, de dépasser le sentiment d’étrangeté initial, et d’affirmer l’existence d’un lien universel. Après avoir examiné les formes sous lesquelles peut se manifester l’existence de ce lien, nous verrons de quelle manière nous pouvons le cultiver.
 L’existence d’un lien universel entre les hommes est difficile à démontrer. Il est en revanche facile d’en faire l’expérience. Ainsi, comment pouvons-nous faire semblant qu’un homme ne serait pas un homme ? Comment pouvons-nous nier l’humanité d’autrui ? Cela supposerait de ne pas voir son visage, souligne encore Lévinas. Autrui s’expose par son visage. Autrui se présente dans sa nudité, sa fragilité, sa vulnérabilité. En découvrant le visage d’autrui, je dois me reconnaître préoccupé par autrui. Il s'agit là, affirme Lévinas, d'une assignation d'ordre éthique, d'une responsabilité permanente et irrécusable. « Tu ne tueras point », ou « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », tels sont les commandements de la Bible, et tels sont les commandements auxquels l'homme doit se résoudre sous l'effet de la simple présence de l'autre. Cette responsabilité est une responsabilité sans condition. Il faut alors mettre en place un langage qui lui permette de communiquer. « L’épiphanie du visage est langage », écrit le philosophe dans Difficile liberté, une œuvre de 1963. Le langage a donc une origine éthique pour Lévinas. Ma liberté a également une origine éthique :  je me trouve investi d’une responsabilité nouvelle par la présence d’autrui. J'ai le devoir de répondre à son appel.
 L’homme qui n’est pas capable de nouer un lien avec autrui apparaît dans une situation dramatique pour lui et dangereuse pour autrui. C’est le reproche que fait Rousseau à ses contemporains. La modernité apporte certes des progrès techniques, mais elle a tendance à faire oublier le lien fondamental qui unité les hommes entre eux. Aux yeux de Rousseau, l’indifférence à l’égard d’autrui est le signe de la dépravation morale de l’homme. L’homme s’éloigne de ses semblables sous l’effet de la sophistication de ses désirs et de la poursuite rationnelle de ses intérêts. Aveuglé par les règles sociales et par ses propres idées, il n’éprouve plus ce sentiment premier qui a dû marquer la vie de l’homme à l’état de nature, heureux de rencontrer son semblable dans les bois. La pitié est un sentiment naturel qui tempère l’amour de soi et concourt à la conservation de l’espèce, explique Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755). La pitié est innée, spontanée, irréfléchie en l’homme. Aux yeux de Rousseau, c’est aussi une vertu primitive, d’où dérivent les vertus morales comme la générosité ou la clémence. La pitié est le sentiment qui convient dans les relations que nous entretenons avec les faibles, parfois avec les coupables, et de manière générale avec les représentants de l’espèce humaine. Il s’agit alors de se transposer en autrui. « Comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié ? En nous transportant hors de nous-mêmes ; en nous identifiant avec l’être souffrant », explique Rousseau. La pitié se définit par notre capacité d’identification avec autrui, capacité spontanée, qui nous permet de ressentir immédiatement ses souffrances. Aussi Rousseau propose-t-il dans Émile ou de l’éducation (1762) que le jeune Émile apprenne à exprimer un sentiment de pitié à l’égard de tout être vivant. Pour cela, il convient de le tenir à l’écart de la société, qui recouvre ce sentiment premier d’humanité par des artifices.
 Il est possible de cultiver ce lien avec tout homme que les circonstances, les idéologies ou la peur d’être jugé défavorablement par nos proches, ont parfois tendance à nous faire oublier. Ainsi, dans l’Antiquité, le stoïcisme a posé que tous les hommes étaient liées entre eux par la raison, quelles que soient leurs différences culturelles et politiques. Les différences restent contingentes par rapport à ce lien universel, fondé sur la raison comme instance directrice de l’univers. Les Stoïciens ont littéralement inventé la notion de cosmopolitisme comme idéal d’une société universelle entre les hommes. « Nous sommes tous les membres d'un grand corps » écrit Sénèque dans la lettre 95 à Lucilius. Ce n’est pas un idéal abstrait, mais un seul et même organisme, dont les limites ne sont pas différentes de celles du monde. Les Stoïciens développent l’idée d’un pacte ou d’un contrat implicite entre les hommes, que le philosophe a pour tâche de déclarer, d’établir sous la forme de ce que nous appellerions aujourd’hui une éthique, c’est-à-dire un droit non écrit. Le cosmopolitisme, comme idéal antique, promeut non pas le détachement à l’égard de toute communauté sociale et politique, mais la priorité accordée à la relation avec tout être doué de raison, par rapport aux prescriptions contingentes des coutumes. Nous devons au dramaturge latin Térence la citation : « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Grâce au théâtre, par exemple, nous sommes en empathie avec des hommes très différents de nous, très éloignés de nous dans l’espace et dans le temps. Pourtant, nous faisons l’expérience que nous pouvons partager leurs passions. Ce n’est donc pas seulement par la raison que nous sommes reliés à tous les hommes.
 L’idéal cosmopolite a été repris à l’âge moderne. L’auteur des Essais fait de Socrate le premier penseur cosmopolite. « On demandait à Socrate d’où il estoit. Il ne respondit pas : d’Athènes ; mais : du monde. Luy, qui avoit son imagination plus plaine et plus estanduë, embrassoit l’univers comme sa ville, jettoit ses connoissances, sa société et ses affections à tout le genre humain, non pas comme nous qui ne regardons que nous, écrit Montaigne (I, 26, « De l’institution des enfants »). Dans l’éducation, il s’agit pour nous de « frotter et limer notre cervelle contre celle d’autruy ». Par la communication avec autrui, nous découvrons la différence tout en apprenant à résorber ce qui nous empêche de nous penser nous-mêmes dans l’horizon de l’universel. La visée de l’éducation est d’abord une visée émancipatrice, en ce qu’elle permet à chacun de prendre une distance à l’égard de la société dans laquelle il vit. Nous devons conquérir l’indépendance de notre jugement. Devenir intellectuellement et moralement autonome, c’est la manière dont je peux me préparer à rejoindre autrui, malgré les différences. Ainsi, on peut se demander pourquoi l’on devrait privilégier les liens avec ses compatriotes plutôt qu’avec des étrangers. Considérer que notre société détient le juste ou le bien, et qu’elle rassemble des personnes meilleures que ne le sont les étrangers, n’est-ce pas un préjugé ? Montaigne fait la critique des préjugés européens concernant l’infériorité supposée des autres cultures, notamment celle des Amérindiens. La rencontre avec autrui est destinée à élargir notre compréhension de l’homme, non à confirmer ce que nous savons déjà.


   L’étrangeté radicale à l'égard d’autrui est-elle le signe que nous aurions perdu notre humanité ? Ce serait le signe que l’humanité n’existe plus pour nous dans l’autre homme, ou plutôt dans l’homme autre. Le genre humain aurait perdu toute légitimité à nos yeux, au profit de telle ou telle communauté. L’humanité se serait dissoute dans la poursuite d’intérêts individuels ou nationaux. C’est une forme de déshumanisation que nous devons redouter.
 Mais en tant qu’êtres sensibles et raisonnables, nous avons la possibilité de cultiver nos dispositions à mieux comprendre autrui, malgré les différences qui peuvent nous séparer. Cela passe par l'affirmation de la liberté de pensée face à tous les préjugés d’ordre culturel ou politique. Sans doute est-ce un travail philosophique, et ce n’est pas un hasard si l’idéal cosmopolite a été inventé par des philosophes. La rencontre avec un homme totalement différent suppose un élan du cœur, mais aussi un retour critique sur soi-même. Paradoxalement, l’affirmation d’un lien universel avec autrui passe par un travail sur soi.

jeudi 7 février 2013

La raison et le réel

Descartes, Méditation 1


Des choses que l'on peut révoquer en doute.

  Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j'ai reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j'ai depuis fondé sur des principes si mal assurés ne saurait être que fort douteux et incertain ; et dès lors j'ai bien jugé qu'il me fallait entreprendre sérieusement une fois dans ma vie de me défaire de toutes les opinions que j'avais reçues auparavant en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. 

Mais cette entreprise me semblant être fort grande, j'ai attendu que j'eusse atteint un âge qui fût si mûr que je n'en pusse espérer d'autre après lui auquel je fusse plus propre à l'exécuter; ce qui m'a fait différer si longtemps que désormais je croirais commettre une faute, si j'employais encore à délibérer le temps qui me reste pour agir. Aujourd'hui donc que, fort à propos pour ce dessein, j'ai délivré mon esprit de toutes sortes de soins, que par bonheur je ne me sens agité d'aucunes passions, et que je me suis procuré un repos assuré dans une paisible solitude, je m'appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions. Or, pour cet effet, il ne sera pas nécessaire que je montre qu'elles sont toutes fausses, de quoi peut-être je ne viendrais jamais à bout. Mais, d'autant que la raison me persuade déjà que je ne dois pas moins soigneusement m'empêcher de donner créance aux choses qui ne sont pas entièrement certaines et indubitables qu'à celles qui me paraissent manifestement être fausses, ce me sera assez pour les rejeter toutes, si je puis trouver en chacune quelque raison de douter. Et pour cela il ne sera pas aussi besoin que je les examine chacune en particulier, ce qui serait d'un travail infini; mais, parce que la ruine des fondements entraîne nécessairement avec soi tout le reste de l'édifice, je m'attaquerai d'abord aux principes sur lesquels toutes mes anciennes opinions étaient appuyées. 

Tout ce que j'ai reçu jusqu'à présent pour le plus vrai et assuré, je l'ai appris des sens ou par les sens ; or j'ai quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés.

Mais peut-être qu'encore que les sens nous trompent quelquefois touchant des choses fort peu sensibles et fort éloignées, il s'en rencontre néanmoins beaucoup d'autres desquelles on ne peut pas raisonnablement douter, quoique nous les connaissions par leur moyen, par exemple, que je suis ici, assis auprès du feu, vêtu d'une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature. Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps soient à moi ? si ce n'est peut-être que je me compare à certains insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu'ils assurent constamment qu'ils sont des rois, lorsqu'ils sont très pauvres; qu'ils sont vêtus d'or et de pourpre, lorsqu'ils sont tout nus, ou qui s'imaginent être des cruches ou avoir un corps de verre. Mais quoi ! ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant si je me réglais sur leurs exemples.

Toutefois j'ai ici à considérer que je suis homme, et par conséquent que j'ai coutume de dormir et de me représenter en mes songes les mêmes choses, ou quelquefois de moins vraisemblables que ces insensés lorsqu'ils veillent. Combien de fois m'est-il arrivé de songer la nuit que j'étais en ce lieu, que j'étais habillé, que j'étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit? Il me semble bien à présent que ce n'est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier ; que cette tête que je branle n'est point assoupie ; que c'est avec dessein et de propos délibéré que j'étends cette main et que je la sens: ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais en y pensant soigneusement, je me ressouviens d'avoir souvent été trompé en dormant par de semblables illusions; et en m'arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu'il n'y a point d'indices certains par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil, que j'en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel qu'il est presque capable de me persuader que je dors.

Résumé

En quête d’une vérité absolument certaine, Descartes doute de ses opinions, et des données fournies par les sens. Mais n’y a-t-il pas des réalités sensibles tellement évidentes qu’il ne serait pas raisonnable d’en douter ? Il paraît difficile de mettre en doute l’existence de son propre corps. Puis-je raisonnablement douter que mes mains sont à moi ? Descartes fait alors l’hypothèse de la folie : je serais alors semblable à ces fous, qui se prennent pour des cruches en verre. Il formule ensuite l’hypothèse du rêve : le monde que je vois pourrait être un rêve. Dans les deux cas, la raison est comme suspendue. La croyance ordinaire au lien entre la raison et le réel est rompue.
 
Dans les Méditations, le doute apparaît comme une ligne de conduite intellectuelle, une entreprise méthodique qui doit permettre de refonder le discours philosophique et scientifique. Le doute conduit la pensée à se saisir elle-même comme absolument certaine, dans le cogito. Le doute n’est pas qu’une méthode, c’est aussi une expérience que le lecteur est appelé à faire pour lui-même.

Pour que quelque chose de rationnel soit certain, il faudrait que ma raison soit certaine. Descartes pose la question de savoir ce que vaut la raison. La raison donne-t-elle suffisamment de preuves de sa fiabilité ? À ce stade, la raison n’est pas entièrement fiable.
 

 


Compléments

- Critique : sur l'hypothèse de la folie, voir le débat entre Michel Foucault et Jacques Derrida, présenté par Jacques Darriulat : "Descartes et la mélancolie".


- Théâtre : La vida es sueño, 1635, Pedro Calderón de la Barca. Visionner le monologue de Sigismondo, en espagnol.


" ¿Qué es la vida? Un frenesí.
¿Qué es la vida ? Una ilusión,
una sombra, una ficción,
y el mayor bien es pequeño.
¡Que toda la vida es sueño,
y los sueños, sueños son ! "

 
 - Cinéma : Little Buddha, 1993, Bernardo Bertolucci