Un homme peut-il
m’être totalement étranger ?
Si la définition d’« un homme »
peut poser problème, c’est précisément parce que d’autres hommes peuvent ne pas
le reconnaître comme tel. Cela reviendrait à nier l’humanité de l’autre homme.
Dans son contexte, l’expression « être étranger à » veut dire que je ne me
préoccupe pas du tout d’autrui, que son sort m’est indifférent. Je ne suis pas
disposé à lui porter secours, ni même à lui adresser la parole. Le substantif
de cette expression, c’est « un étranger » : c’est quelqu’un que je
ne connais pas, ou que je ne reconnais pas comme faisant partie de mon pays, ou
de la société dans laquelle je vis. Quelqu’un qui me serait « totalement
étranger » n’appartient à l’évidence ni à la famille, ni à la société, ni
à l’État dont je suis membre, ni sans doute au genre humain.
Existe-t-il, malgré tout, un lien entre
les hommes susceptible de se manifester malgré les différences de culture, de langage
ou de religion ? L’histoire nous donne parfois l’occasion d’en douter. Dans la
question posée, le verbe pouvoir renvoie à une capacité concrète, quasi
matérielle : le sens premier de la question est de savoir si mon comportement
peut manifester une étrangeté radicale à l’égard d'autrui. L’autre option est
de considérer que le verbe pouvoir renverrait à l’autorisation : est-il
moralement permis que j'adopte ce genre de comportement ? Il semble possible
d’être indifférent à l’égard d’autrui, mais cette indifférence est-elle
moralement acceptable ? Jusqu’où peut aller l’indifférence entre les hommes ?
Je n’imagine pas ma propre humanité sans la possibilité de reconnaître et
d’affirmer ce lien avec autrui. Mon indifférence peut-elle effacer l’appartenance
d’un autre homme à la même espèce que moi, et surtout s’opposer au sentiment
d’humanité que je me dois éprouver envers autrui ?
Dans un premier temps, nous examinerons
comment la différence entre les hommes peut aller jusqu’à l’étrangeté radicale.
Ensuite, nous nous demanderons quel type de lien entre les hommes peut
constituer un lien universel, et comment il peut être cultivé.
Examinons comment la différence
entre les hommes peut produire, entre eux, une étrangeté radicale. Il existe de
si nombreuses différences entre les hommes, que nous pouvons faire quasi
quotidiennement l’expérience de cette étrangeté à l’égard d’autrui. Ce
sentiment est manifeste lorsque nous ne partageons pas la même langue et pas la
même culture.
Prenons l’exemple du film Lost in
translation (2003) de la réalisatrice Sophia Coppola.
Un acteur américain célèbre, joué par Bill Murray, est envoyé au Japon où il
doit figurer dans des publicités pour une marque de whisky. Il se retrouve
esseulé dans un pays qui l’intrigue au début, mais qu’il ne comprend pas en
raison de la différence de langue et de mœurs. L’intrigue du film est la
rencontre avec une autre personne souffrant du même sentiment d’étrangeté, un
personnage joué par Scarlett Johansson. Ici, « être étranger à »,
c’est éprouver un sentiment d’étrangeté à l’égard du réel, en l’occurrence la
vie à Tokyo. Le sentiment d’étrangeté se manifeste dans la dépression, et
constitue une épreuve pour celui qui en fait l’expérience. C’est une incapacité
à communiquer ressentie comme un handicap, contre notre spontanéité d’êtres
humains. En faisant l’expérience de l’étrangeté, nous comprenons que nous
sommes des êtres sociables. Dans l’expérience que je peux faire de la grande
ville, je ressents ce sentiment d’étrangeté. Dans nos conversations courantes,
ne reprochons-nous pas aux grandes villes de rendre les individus étrangers les
uns aux autres au point de faire disparaître tout sentiment de fraternité,
toute disposition à l’entraide, etc. ? L’indifférence est la forme
contemporaine de l’égoïsme. Autrui nous est étranger parce que nous n’avons pas
le temps de nous occuper des problèmes de milliers de personnes que nous
croisons chaque jour dans la rue ou dans le métro sans les regarder. Pourquoi
perdre du temps à tisser des liens, alors que la lutte pour la vie est féroce ?
L’histoire contient de nombreux
événements, attestant de la capacité de l’homme à entretenir à l’égard de son
semblable une indifférence totale. Cette indifférence est grosse de menaces,
liées à la négation de l’humanité d’autrui : génocides, exterminations, actes
cruels et barbares, etc. Les conséquences peuvent être particulièrement graves.
Ainsi, lors de la conquête du Nouveau Monde, les Espagnols ont mis en doute
l’humanité des autochtones. De leur côté, les Indiens plongeaient les cadavres
des Espagnols morts dans l’eau, afin de voir s’ils se putréfiaient ; s’ils
avaient été incorruptibles, cela aurait démontré qu’ils étaient bien des dieux.
Le doute porté sur l’humanité des Indiens cautionnait des massacres, comme le
souligne Bartolomé de Las Casas dans l'Histoire des Indes. L’idée de génocide est clairement dénoncée par Montaigne dans les Essais. La supériorité que chaque peuple a tendance à s’attribuer sur les
autres peut conduire à des actes de cruauté gratuite. Montaigne fait la
critique d’un préjugé qui consiste à appeler barbare toute coutume différente
des nôtres. « Or, je trouve qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette
nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est
pas de son usage » (libre I, chapitre 23, « Des coutumes et de ne changer
aisément une loi reçue »). L’indifférence ou la haine à l’égard de l’autre
homme comme être humain débouchent sur la barbarie. Les Espagnols ont voulu
détruire les cultures des peuples conquis pour des motifs politiques et
religieux ; ainsi, il ne reste aujourd’hui que trois Codex mayas, envoyés en
Europe avant l’édit de l’évêque Diego de Landa de 1562, édit ordonnant leur
destruction complète.
L’expérience d’autrui est généralement
celle de l’étrangeté. Je ne sais pas quels sont les desseins d’autrui, ses
pensées ou ses sentiments. Je n’ai pas la certitude de le connaître, ni même de
le comprendre. Le philosophe Emmanuel Lévinas souligne qu’autrui, lorsqu’il
m’apparaît, échappe nécessairement à toute visée de ma conscience. L’activité
de la conscience est comprise ici comme intention, comme visée de quelque
chose, selon le sens que lui donne la phénoménologie. Or, les pensées d’autrui
sont irréductibles aux miennes, et ses intentions profondes restent
impénétrables. Par rapport à ma conscience, son visage est radicalement autre.
Par conséquent, autrui met fin à ce que Lévinas appelle le « règne du
Même », c’est-à-dire la réduction de l’altérité à l’identité sous l’égide
de ma conscience et de ma pensée. La philosophie serait marquée par le règne du
Même depuis Platon, jusqu'à Husserl. Pour Lévinas, autrui est à l’inverse la
manifestation de la transcendance et ne peut être réduit à l’immanence du
sujet. Les consciences restent irréductibles l'une à l'autre, les corps
irrémédiablement étrangers les uns aux autres.
Pourtant, il est difficile de penser que
les individus pourraient être totalement étrangers les uns aux autres. On fait
le constat inverse lorsque des situations difficiles (incendie, tempête,
inondations, etc.) font renaître la solidarité, comme nous l’avons vu récemment
à New York, une partie de la ville ayant été privée d’électricité à cause d’une
tempête de neige. L’indifférence ne serait-elle qu’un masque ? Même dans les
grandes villes, il y aurait le sentiment d’être lié avec tout homme par quelque
chose d’universel, une sorte de sentiment prêt à se manifester lorsque
l’occasion l'exige.
Il existe un lien universel entre les
hommes, qu’il est bon de savoir cultiver. Face à autrui, il est non seulement
possible, mais aussi moralement souhaitable, de dépasser le sentiment
d’étrangeté initial, et d’affirmer l’existence d’un lien universel. Après avoir
examiné les formes sous lesquelles peut se manifester l’existence de ce lien,
nous verrons de quelle manière nous pouvons le cultiver.
L’existence d’un lien universel entre
les hommes est difficile à démontrer. Il est en revanche facile d’en faire
l’expérience. Ainsi, comment pouvons-nous faire semblant qu’un homme ne serait
pas un homme ? Comment pouvons-nous nier l’humanité d’autrui ? Cela supposerait
de ne pas voir son visage, souligne encore Lévinas. Autrui s’expose par son
visage. Autrui se présente dans sa nudité, sa fragilité, sa vulnérabilité. En
découvrant le visage d’autrui, je dois me reconnaître préoccupé par autrui. Il
s'agit là, affirme Lévinas, d'une assignation d'ordre éthique, d'une
responsabilité permanente et irrécusable. « Tu ne tueras point », ou « Tu
aimeras ton prochain comme toi-même », tels sont les commandements de la Bible,
et tels sont les commandements auxquels l'homme doit se résoudre sous l'effet
de la simple présence de l'autre. Cette responsabilité est une responsabilité
sans condition. Il faut alors mettre en place un langage qui lui permette de
communiquer. « L’épiphanie du visage est langage », écrit le philosophe dans Difficile
liberté, une œuvre de 1963. Le langage a donc une
origine éthique pour Lévinas. Ma liberté a également une origine éthique : je me trouve investi d’une responsabilité
nouvelle par la présence d’autrui. J'ai le devoir de répondre à son appel.
L’homme qui n’est pas capable de nouer
un lien avec autrui apparaît dans une situation dramatique pour lui et
dangereuse pour autrui. C’est le reproche que fait Rousseau à ses
contemporains. La modernité apporte certes des progrès techniques, mais elle a
tendance à faire oublier le lien fondamental qui unité les hommes entre eux.
Aux yeux de Rousseau, l’indifférence à l’égard d’autrui est le signe de la
dépravation morale de l’homme. L’homme s’éloigne de ses semblables sous l’effet
de la sophistication de ses désirs et de la poursuite rationnelle de ses
intérêts. Aveuglé par les règles sociales et par ses propres idées, il
n’éprouve plus ce sentiment premier qui a dû marquer la vie de l’homme à l’état
de nature, heureux de rencontrer son semblable dans les bois. La pitié est un
sentiment naturel qui tempère l’amour de soi et concourt à la conservation de
l’espèce, explique Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements
de l’inégalité parmi les hommes (1755). La pitié est
innée, spontanée, irréfléchie en l’homme. Aux yeux de Rousseau, c’est aussi une
vertu primitive, d’où dérivent les vertus morales comme la générosité ou la
clémence. La pitié est le sentiment qui convient dans les relations que nous
entretenons avec les faibles, parfois avec les coupables, et de manière
générale avec les représentants de l’espèce humaine. Il s’agit alors de se
transposer en autrui. « Comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié ? En nous
transportant hors de nous-mêmes ; en nous identifiant avec l’être souffrant »,
explique Rousseau. La pitié se définit par notre capacité d’identification avec
autrui, capacité spontanée, qui nous permet de ressentir immédiatement ses
souffrances. Aussi Rousseau propose-t-il dans Émile ou de l’éducation (1762) que le jeune Émile apprenne à exprimer un sentiment de pitié à
l’égard de tout être vivant. Pour cela, il convient de le tenir à l’écart de la
société, qui recouvre ce sentiment premier d’humanité par des artifices.
Il est possible de cultiver ce lien avec
tout homme que les circonstances, les idéologies ou la peur d’être jugé
défavorablement par nos proches, ont parfois tendance à nous faire oublier.
Ainsi, dans l’Antiquité, le stoïcisme a posé que tous les hommes étaient liées
entre eux par la raison, quelles que soient leurs différences culturelles et
politiques. Les différences restent contingentes par rapport à ce lien
universel, fondé sur la raison comme instance directrice de l’univers. Les Stoïciens
ont littéralement inventé la notion de cosmopolitisme comme idéal d’une société
universelle entre les hommes. « Nous sommes tous les membres d'un grand corps »
écrit Sénèque dans la lettre 95 à Lucilius. Ce n’est pas un idéal abstrait,
mais un seul et même organisme, dont les limites ne sont pas différentes de
celles du monde. Les Stoïciens développent l’idée d’un pacte ou d’un contrat
implicite entre les hommes, que le philosophe a pour tâche de déclarer,
d’établir sous la forme de ce que nous appellerions aujourd’hui une éthique,
c’est-à-dire un droit non écrit. Le cosmopolitisme, comme idéal antique,
promeut non pas le détachement à l’égard de toute communauté sociale et
politique, mais la priorité accordée à la relation avec tout être doué de raison,
par rapport aux prescriptions contingentes des coutumes. Nous devons au
dramaturge latin Térence la citation : « Rien de ce qui est humain ne m’est
étranger ». Grâce au théâtre, par exemple, nous sommes en empathie avec des
hommes très différents de nous, très éloignés de nous dans l’espace et dans le
temps. Pourtant, nous faisons l’expérience que nous pouvons partager leurs
passions. Ce n’est donc pas seulement par la raison que nous sommes reliés à
tous les hommes.
L’idéal cosmopolite a été repris à l’âge
moderne. L’auteur des Essais fait de Socrate le
premier penseur cosmopolite. « On demandait à Socrate d’où il estoit. Il ne
respondit pas : d’Athènes ; mais : du monde. Luy, qui avoit son imagination
plus plaine et plus estanduë, embrassoit l’univers comme sa ville, jettoit ses
connoissances, sa société et ses affections à tout le genre humain, non pas
comme nous qui ne regardons que nous, écrit Montaigne (I, 26, « De
l’institution des enfants »). Dans l’éducation, il s’agit pour nous de «
frotter et limer notre cervelle contre celle d’autruy ». Par la communication
avec autrui, nous découvrons la différence tout en apprenant à résorber ce qui
nous empêche de nous penser nous-mêmes dans l’horizon de l’universel. La visée
de l’éducation est d’abord une visée émancipatrice, en ce qu’elle permet à
chacun de prendre une distance à l’égard de la société dans laquelle il vit.
Nous devons conquérir l’indépendance de notre jugement. Devenir
intellectuellement et moralement autonome, c’est la manière dont je peux me
préparer à rejoindre autrui, malgré les différences. Ainsi, on peut se demander
pourquoi l’on devrait privilégier les liens avec ses compatriotes plutôt
qu’avec des étrangers. Considérer que notre société détient le juste ou le
bien, et qu’elle rassemble des personnes meilleures que ne le sont les
étrangers, n’est-ce pas un préjugé ? Montaigne fait la critique des
préjugés européens concernant l’infériorité supposée des autres cultures,
notamment celle des Amérindiens. La rencontre avec autrui est destinée à
élargir notre compréhension de l’homme, non à confirmer ce que nous savons
déjà.
L’étrangeté radicale à l'égard
d’autrui est-elle le signe que nous aurions perdu notre humanité ? Ce serait le
signe que l’humanité n’existe plus pour nous dans l’autre homme, ou plutôt dans
l’homme autre. Le genre humain aurait perdu toute légitimité à nos yeux, au
profit de telle ou telle communauté. L’humanité se serait dissoute dans la
poursuite d’intérêts individuels ou nationaux. C’est une forme de déshumanisation
que nous devons redouter.
Mais en tant qu’êtres sensibles et
raisonnables, nous avons la possibilité de cultiver nos dispositions à mieux
comprendre autrui, malgré les différences qui peuvent nous séparer. Cela passe
par l'affirmation de la liberté de pensée face à tous les préjugés d’ordre
culturel ou politique. Sans doute est-ce un travail philosophique, et ce n’est
pas un hasard si l’idéal cosmopolite a été inventé par des philosophes. La
rencontre avec un homme totalement différent suppose un élan du cœur, mais
aussi un retour critique sur soi-même. Paradoxalement, l’affirmation d’un lien
universel avec autrui passe par un travail sur soi.