vendredi 17 mai 2013

Une société sans conflit est-elle possible ?


Une société sans conflit est-elle possible ?


Devoir sur table, 2h
Introduction et 1ère partie détaillées
Plan schématique pour le reste du devoir


Introduction

  La société nous offre régulièrement le spectacle de conflits : divorces difficiles, affrontements entre casseurs et forces de l’ordre, actions « coup de poing » pour réclamer un meilleur salaire ou défendre une usine, etc. Ces conflits consument l’énergie psychique des individus et menancent parfois l’ordre social. Qu’on les approuve ou pas, ils viennent perturber la vie individuelle et collective. Ne serait-il pas souhaitable de les éviter ? À titre individuel, nous pouvons estimer qu’une règle de prudence consiste à éviter les conflits, autant que les situations et les conséquences le permettent. Et si l’on doit les affronter, à les résoudre le plus rapidement possible.
 Le sujet : « Une société sans conflit est-elle possible ? » nous invite à questionner l’existence du conflit dans la société. Faut-il réaliser à tout prix une société harmonieuse, dans laquelle les individus et les groupes ne pourraient ou ne devraient jamais s’affronter ? Le devoir de s’entendre avec les autres sans admettre la moindre discordance, source potentielle de conflit, serait alors la morale sociale à laquelle tout individu devrait souscrire.
 Afin d’examiner ce problème, nous verrons dans un premier temps que l’existence d’une société plus harmonieuse représente un idéal parfaitement légitime. Mais le conflit peut-il être éliminé ? Nous verrons ensuite que dans la société réelle, le conflit peut perdre de sa violence, grâce à sa codification dans des formes institutionnelles. Enfin, nous soulignerons que l’effort pour supprimer le conflit dans la société représente un danger, dans la mesure où il peut conduire à l’oppression politique.


I. L’harmonie est un but légitime, que toute société doit poursuivre pour rendre meilleure la condition de ses membres.

  Parmi les raisons d’être de la société, la réduction des conflits entre individus ou entre groupes figure en bonne place.
Si nous observons la société autour de nous, nous pouvons noter que la réduction des conflits explique l’existence de règles sociales. Ainsi, la politesse veut qu’un élève laisse passer un professeur dans le couloir, afin d’éviter qu’ils ne se percutent en marchant. C’est ce que souligne Pascal au sujet de la politesse : c’est une manière de « couvrir le moi », comprenez de réduire les prétentions égoïstes et égocentriques des individus. Chacun a tendance à se faire le centre du monde, et à vouloir que les autres s’arrêtent pour l’admirer, ou s’incliner devant lui. La politesse doit consister en règles simples et en signes visibles, souligne encore Pascal : si un noble a quatre valais, il doit passer devant celui qui n’en a qu’un seul. Cela ne veut pas dire qu’il soit plus intelligent en mathématiques, ou plus courageux à la guerre. Mais si l’on se fondait sur le critère des qualités personnelles, ce serait une occasion infinie de disputes…
 Si nous pensons à l’éducation, au sens courant du terme, nous voyons qu’un individu sans éducation exprime haut et fort les désirs qui lui passent par la tête, et qu’il sera prompt à entrer en conflit avec autrui lorsque ses moindres volontés ne sont pas exécutées immédiatement. Pour un individu non éduqué, tout est source de conflit. L’éducation remplit une mission fondamentale, qui est d’intégrer les individus à la société : cela veut dire que l’individu doit apprendre à se conformer à des règles collectives.

b) La réduction des conflits améliore la vie des individus.

 Les conflits sont lourds de dangers pour la vie des individus, voire pour la société elle-même. Ainsi, Machiavel rappelle que l’histoire de Rome a été marquée par des divisions internes très graves entre le peuple et les nobles. Il s’appuie sur les récits de l’historien Tite-Live pour rappeler que la plèbe, s’estimant flouée par les nobles, fait sécession sur le Mont Sacré en - 493. La noblesse romaine est inquiète des conséquences : et si un peuple voisin déclenchait une attaque ? Les nobles acceptent alors de faire des concessions à la plèbe, concessions traduites dans des pactes ou des lois. En revanche, souligne Machiavel, les divisions entre le peuple et les nobles ont été si graves à Florence qu’elles ont conduit plusieurs fois la cité à la ruine. La guerre civile entre Guelfes et Gibelins, par exemple, s’est traduite par la persécution, la ruine ou l’exil de nombreuses familles appartenant à l’un des deux camps.

 Qu’est-ce qu’être un bon citoyen, sinon faire en sorte que son comportement ne crée pas sans cesse de conflit, mais soit le plus utile possible aux autres ? Qu’est-ce qu’être un bon gouvernant, sinon empêcher que les conflits ne mettent en péril la cohésion et le dynamisme de la société ? C’est ce que souligne Platon dans la République : dans une cité bien organisée, chacun fait ce qu’il sait faire, et n’empiète pas sur l’activité des autres. Ainsi, les individus et les groupes n’entrent pas en conflit. La cité doit rechercher l’unité pour fonctionner le mieux possible. Si les poètes, par exemple, attisent les passions et font naître de fausses représentations dans l’esprit des citoyens, alors il vaut mieux les expulser de la cité.


c) La prévention des conflits rend nécessaires des institutions, qui donnent à la société sa forme propre.

 Le droit est une création de la société, destinée à réduire la violence des conflits. Selon Emmanuel Kant, le droit a pour objet spécifique l'accord des libertés individuelles entre elles. Il ne s’agit certes pas de faire s’accorder les intentions, les opinions ou les intérêts, qui peuvent être toujours divergents, mais de leur donner une règle de coexistence. Le principe du droit est le suivant : « agis extérieurement de telle sorte que le libre usage de ton arbitre puisse coexister avec la liberté de tout un chacun suivant une loi universelle ». Le droit permet à la liberté des uns d’exister en même temps que celle des autres.

 De même, l’action politique est en grande partie motivée par la nécessité de prévenir les conflits. Chez Hobbes, les hommes s’affrontent à l’état de nature dans une « guerre de tous contre tous ». Ils se disputent les ressources disponibles, auxquelles chacun estime avoir droit. La guerre plonge les hommes dans un état de misère complète. Pour échapper à la peur, les hommes peuvent renoncer à leurs droits naturels sur toute chose et confier le pouvoir d’édicter des règles à un « Léviathan », préfiguration de l’État moderne. Le pouvoir politique dispose du pouvoir de contraindre les individus, c’est-à-dire d’assurer par les lois ou la force l’unité du corps politique.


II. Le conflit ne disparaît jamais d’une société réelle.

a)     Le droit met en place des règles qui font échapper le conflit au pur rapport de forces.
b)    C’est la violence concrète de l’affrontement qui est éliminée, pas le conflit lui-même.
c)     La divergence des intérêts et des opinions, constitutive d’une société, rend impossible la disparition du conflit à l’intérieur d’une société.

III. La recherche de l’harmonie parfaite représente un risque pour la société.

a)     La divergence, source potentielle de conflit, ne serait plus tolérée : ce serait alors la Terreur.
b)    Un pouvoir politique qui ferait régner l’ordre et l’unité à tout prix serait un pouvoir de nature totalitaire.
c)     La société civile doit accorder la priorité à d’autres valeurs plus essentielles que l’harmonie, comme la liberté.


Conclusion

Il est dangereux de rêver d’une vie ou d’une société sans conflit. Ne serait-ce pas le signe que l’on serait incapable d’affronter le conflit ? Accepter le conflit ne veut pas dire uniquement affronter autrui dans la violence. C’est aussi être capable d’examiner les causes du différend, afin de maximiser les chances que nous avons de trouver une solution acceptables des deux côtés. Sans doute le rôle du politique est-il d’accepter le conflit, au lieu de chercher à le nier, et d’encourager sa résolution pacifique. C’est la solution qu’a trouvée la démocratie, à travers l’affrontement organisé des opinions divergentes.

dimanche 12 mai 2013

la société et l'Etat

 
la société et l’État


La société désigne un ensemble d’individus qui échangent, coopèrent ou se disputent, alors que l’État désigne une institution exerçant les fonctions de commandement et de contrôle sur la société. Quand on évoque l’administration, l’armée ou la police, on pense à l’État. Mais à la réflexion, il pourrait être assez artificiel de distinguer l’État et la société. La société nous accorde des droits : ces droits resteraient purement virtuels si l’État n’était pas présent pour les garantir. C’est ce que souligne Thomas Hobbes, philosophe anglais du 17ième siècle. Comment et pourquoi passe-t-on de l’état de nature à l’État comme institution voulue par les hommes ? Nous verrons ensuite, avec John Locke, qui critique Hobbes sur ce point, que la société civile doit rester la finalité de l’Etat. Dans le cas contraire, nous assisterions à la destruction de la société civile par l’État totalitaire. Hannah Arendt en fait un symptôme du totalitarisme, dont le 20ième siècle a été le témoin.


1. de l’état de nature à l’État : Hobbes

Le point de départ de Hobbes est une expérience de pensée : imaginons les individus en dehors d’une société constituée, dans « l’état de nature » (état sans majuscule). Hobbes invente le concept philosophique d’« état de nature », en tant qu’il désigne la condition naturelle des hommes. On peut considérer qu’ils veulent à tout prix garantir leur sécurité. Selon Hobbes, l’état de nature doit être caractérisé par une insécurité extrême.

Face à un inconnu dont je ne peux deviner les intentions, je suis en droit de prévenir son agression hypothétique en prenant l’initiative de l’attaque. L’état de nature est cette condition où tous les hommes, même les mieux intentionnés, sont légitimement portés à la violence. Ce mouvement d’autodestruction de l’humanité ne correspond, par définition, à aucune période historique, mais il explique la nécessité des institutions politiques. Rien ne saurait interdire que l’on prenne soin de soi. Il existe un droit naturel, originel et inaliénable à sa propre préservation. Étant seul juge des moyens nécessaires à cette fin, chacun dispose en principe d’un « droit sur toutes choses », y compris sur les autres. Mais l’exercice immédiat de ce droit par chacun – l’attaque comme autodéfense préventive – contredit son objectif. L’état de nature semble sans issue : il tend à la destruction du genre humain.

« Il est manifeste que tant que les hommes vivent sans une puissance commune qui les maintienne tous en crainte, ils sont dans cette condition que l’on appelle guerre et qui est la guerre de chacun contre chacun. La guerre GUERRE ne consiste pas seulement dans la bataille ou dans le fait d’en venir aux mains, mais elle existe tout le temps que la volonté de se battre est suffisamment avérée; car de même que la nature du mauvais temps ne réside pas seulement dans une ou deux averses mais dans une tendance à la pluie pendant plusieurs jours consécutifs, de même la nature de la guerre ne consiste pas seulement dans le fait actuel de se battre, mais dans une disposition reconnue à se battre pendant tout le temps qu’il n’y a pas assurance du contraire. Tout autre temps que la guerre est la PAIX. »
Thomas Hobbes, Le Léviathan, I, XIII

Sans droit de propriété, les hommes doivent perdre le fruit de leur travail. Dans l’état de nature, nous avons continuellement peur de perdre nos biens et notre vie. Pour échapper à cet état d’insécurité et de misère, les hommes doivent renoncer à leur droit naturel sur toutes choses et le confier à l’État. Ce contrat est présenté au chapitre XIV du Léviathan.
voir manuel J. Russ, p. 168 : "le contrat"

Hobbes l’appelle le pouvoir ainsi créé « Léviathan », nom d’un monstre marin dans la Bible. Les hommes doivent renoncer à leurs droits sur toutes choses au profit d’un maître. Si les individus voulaient à nouveau juger de ce qui est bien et mal, la société retomberait dans l’état de nature.

« Hors de la société civile, ce n’est qu’un continuel brigandage, et l’on est exposé à la violence de tous ceux qui voudront nous ôter les biens et la vie ; mais dans l’État, cette puissance n’appartient qu’à un seul. Hors du commerce des hommes, nous n’avons que nos propres forces qui nous servent de protection, mais dans une ville, nous recevons le secours de tous nos concitoyens ».
voir manuel J. Russ, p. 169 : "état de nature et état de société"

Pour Hobbes, c’est le pouvoir de l’État sur les hommes qui définit la société civile. Le souverain doit pouvoir juger et disposer de tous les moyens nécessaires à la fin pour laquelle il est établi : garantir la paix. Toute limite à son pouvoir devient une entrave possible à sa fonction, et une faiblesse de l’État. Il faut donc admettre qu’il existe en tout État un pouvoir absolu, fourni par les particuliers qui se sont accordés entre eux. Ils ont renoncé à leurs droits originels en se soumettant à ce pouvoir commun.



2. la société civile, finalité de l’État : Locke


Locke conçoit le contrat social non comme une fiction méthodique, mais comme un moment historiquement situé, antérieur à l’institution des lois positives. L’argument qu’il donne à cet égard est qu’il existe encore, à la fin du XVIIe siècle, des communautés dépourvues de tout pouvoir civil, et que les relations interétatiques, n’étant pas régies par le droit, relèvent elles aussi de l’état de nature. Selon Locke, les hommes entrent dans l’état civil par un contrat d’association, ou de consentement mutuel. L’objectif est de défendre leurs intérêts civils. Le contrat civil entraîne une soumission conditionnelle : il serait dissout, si la majorité considère le gouvernement comme incapable d’assurer la sécurité.

« L’État, selon mes idées, est une société d’hommes instituée dans la seule vue de l’établissement, de la conservation et de l’avancement de leurs intérêts civils. »
Voir manuel J. Russ, texte p. 228

Pour Locke, il peut exister en société relativement durable, sous l’autorité de la seule loi naturelle. D’après Locke, l’état de nature se caractérise avant tout par la liberté et l’égalité qui règne entre les hommes. Tout homme possédant les mêmes facultés que tout autre, vit naturellement sans être soumis à ses semblables. La liberté de l’état de nature n’aboutit pas à la guerre de tous contre tous : fondée sur la raison, cette liberté n’est pas la licence, mais l’exercice raisonné de la volonté. Qu’est-ce que la loi naturelle ? Cette loi est identique à la raison, qui « enseigne à tous les hommes qui prennent la peine de la consulter qu’étant tous égaux et indépendants, aucun ne doit nuire à un autre dans sa vie, sa santé, sa liberté et ses possessions » (Traité du Gouvernement civil, II, 6).

Les droits naturels et inaliénables de l’homme sont donc la liberté, l’égalité et la propriété. De ces droits découle celui de punir : tout homme peut légitimement châtier celui qui en vient à les bafouer (TG, II, 87). C’est l’origine du politique : « J’entends donc par pouvoir politique un droit de faire des lois sanctionnées par la peine de mort, et donc par toutes les autres peines de moindre importance, pour réglementer et préserver la propriété (…) » (TG, I, 3). Le droit naturel de punir rend en même temps nécessaire l’institution d’un gouvernement civil. L’exercice de la justice privée, qui tend naturellement à l’excès dans la punition, ainsi que le développement de la convoitise avec l’apparition de la monnaie, débouchent en effet sur des violations telles de la loi naturelle que les hommes en viennent à ressentir le besoin du passage à la loi positive. Les formes naturelles de société, « société conjugale » (TG, 7, 78), ou société domestique entre le maître et ses serviteurs (TG, 7, 85), ne peuvent suffire à rendre compte de la « société politique ». Les hommes l’instituent lorsqu’ils décident de transférer à un tiers le droit de garantir l’effectivité de la loi naturelle : « il n’y a de société politique que là et là seulement où chacun des membres a abandonné son pouvoir naturel et l’a remis entre les mains de la communauté (…) » (TG, VII, 87). Ainsi, le pacte social selon Locke ne consiste pas, comme c’est le cas chez Hobbes, en l’aliénation totale des droits naturels, sans autre contrepartie que la garantie de leur sûreté ; bien au contraire, ceux-ci établissent un pouvoir civil et judiciaire, dans le but qu’il conserve leurs droits naturels intacts. Le contrat lockéen réside dans la volonté des hommes de faire perdurer la vie, l’égalité, la propriété et la paix dont ils jouissent naturellement. La société civile conserve chez Locke toute son autonomie par rapport au politique.

Locke justifie ainsi la Glorious Revolution et la monarchie constitutionnelle de Guillaume d’Orange, et plus généralement, il autorise le citoyen à distinguer entre gouvernements légitimes et gouvernements illégitimes au nom de ses intérêts civils essentiels.


3. la destruction de la société civile par l’État totalitaire : Arendt

Le phénomène totalitaire est une forme de domination historiquement inédite, qui ne saurait être identifié à la tyrannie, ni davantage au despotisme. D’un point de vue structurel, il correspond au triomphe de la domination bureaucratique sur une société non plus de « classes », mais de « masses ». Sa logique intrinsèque est celle de la « terreur » et de « l’idéologie ». La première, définie comme l’usage systématique de la violence, a pour fin de réaliser la seconde. L’idéologie, lorsqu’elle est assimilée au mouvement supérieur de la Nature ou de l’Histoire, fait figure d’absolu, supérieur aux lois positives et à toute morale existante. Pour un peuple, l’accomplissement idéologique se présente comme le seul destin possible, sous l’autorité du Chef. L’idéologie nie radicalement la capacité critique et la liberté d’agir individuelle. L’État met en œuvre la fabrication et le conditionnement d’un nouveau genre humain. En réfutant tout principe d’action individuel, le totalitarisme se définit-t-il encore comme un phénomène politique ? En supprimant l’espace public, où s’inscrivent les relations humaines, il dissout le monde commun de la politique. Il entraîne la destruction toute forme de vie publique.

Dans ce texte tiré des Origines du totalitarisme, Arendt explique que le droit devient quantité négligeable dans le fonctionnement de l’État totalitaire.

« Encore plus troublante sur la manière dont les régimes totalitaires traitèrent la question constitutionnelle. Durant leurs premières années d’exercice du pouvoir, les nazis firent pleuvoir une avalanche de lois et de décrets, mais ne se soucièrent jamais d’abolir officiellement la Constitution de Weimar. Ils maintinrent même, à peu de choses près, les administrations en place, ce qui induisit bien des observateurs nationaux et étrangers à espérer une limitation de l’activité du parti et une normalisation rapide du nouveau régime. Cependant, lorsque la promulgation des lois de Nuremberg mit un terme à cette évolution, il apparut que les nazis eux-mêmes ne se sentaient nullement concernés par leur propre législation. Bien plutôt, seule comptait pour eux « la constante marche en avant vers des objectifs sans cesse nouveaux » ; si bien que, finalement, « le but et le champ d’action de la police secrète d’État » comme de toutes les autres institutions de l’État et du parti créées par les nazis ne pouvaient « en aucune manière rentrer dans le cadre des lois et des règlement édictés pour elles ». En pratique, cet état permanent d’anarchie se traduisit par le fait que « nombre de règlements en vigueur ne furent plus rendus publics » (citations de Theodor Maunz, Gestalt und Recht der Polizei, 1943). Sur le plan théorique, cela répondait à la maxime de Hitler selon laquelle « l’État total doit ignorer toute différence entre la loi et l’éthique » ; car si l’on pose en principe que la loi en vigueur est identique à l’éthique commune, telle qu’elle jaillit dans la conscience de tous, il n’est assurément plus ncéessaire de rendre publics les décrets. L’Union soviétique, où l’administration prérévolutionnaire avait été exterminée sous la révolution, et où le régime n’avait porté qu’un intérêt minime aux questions constitutionnelles à l’époque du changement révolutionnaire, ne négligea pas cependant de promulguer en 1936 une Constitution très élaborée, entièrement nouvelle (…) ; événement qui fut salué, en Russie et à l’étranger, comme la conclusion de la phase révolutionnaire. Pourtant, la promulgation de la Constitution fut le signal de la gigantesque purge qui, en presque deux ans, liquida l’administration en place, effaça toute trace de vie normale et annula le redressement économique opéré au cours des quatre années qui avaient suivi l’élimination des koulaks et la collectivisation forcée de la population rurale. À compter de ce moment, la Constitution de 1936 joua exactement le même rôle que la Constitution de Weimar sous le régime nazi : on n’en tint aucun compte mais on ne l’abolit jamais. »

(Quarto Gallimard, « le totalitarisme au pouvoir », in Les Origines du totalitarisme, Œuvres complètes, II, pp. 725-726).

Voir la présentation du film Hannah Arendt, de Margarethe von Trotta, sorti le 24 avril 2013.

 l'actrice allemande Barbara Sukowa dans le rôle de Hannah Arendt

mercredi 1 mai 2013

Descartes : commentaire corrigé

M. Foglia
Lycée Xavier Marmier, Pontarlier


Commentaire d’un texte philosophique : corrigé


La principale différence qui est entre les plaisirs du corps et ceux de l'esprit, consiste en ce que, le corps étant sujet à un changement perpétuel, et même sa conservation et son bien-être dépendant de ce changement, tous les plaisirs qui le regardent ne durent guère ; car ils ne procèdent que de l'acquisition de quelque chose qui est utile au corps, au moment qu'on le reçoit ; et sitôt qu'elle cesse de lui être utile, ils cessent aussi, au lieu que ceux de l'âme peuvent être immortels comme elle, pourvu qu'ils aient un fondement si solide que ni la connaissance de la vérité ni aucune fausse persuasion ne le détruisent.
Au reste, le vrai usage de notre raison pour la conduite de la vie ne consiste qu'à examiner et considérer sans passion la valeur de toutes les perfections, tant du corps que de l'esprit, qui peuvent être acquises par notre conduite, afin qu'étant ordinairement obligés de nous priver de quelques-unes, pour avoir les autres, nous choisissons toujours les meilleures. Et parce que celles du corps sont les moindres, on peut dire généralement que, sans elles, il y a moyen de se rendre heureux.

Descartes, Lettre à Elisabeth, le 1er juin 1645





Introduction

  On peut se demander si c’est le corps ou l’âme qui contribue le plus au bonheur. Faut-il rechercher plutôt les plaisirs du corps, ou bien ceux de l’âme ?
 Dans ce texte, Descartes cherche à démontrer que seuls les plaisirs de l'âme sont essentiels pour être heureux, à la différence de ceux du corps, dont on peut se passer. Son argumentation consiste à examiner d’abord la nature de ces deux types de plaisir, avant d’établir une priorité entre eux. Nous verrons que le plaisir seul n’est pas un guide suffisant pour le bonheur, aux yeux de Descartes. Le bonheur implique le bon usage de la raison.
 Dans le premier mouvement du texte (l. 1 à 8), Descartes établir la valeur des plaisirs du corps et de l’âme dans le temps. Il montre le caractère éphémère des plaisirs du corps, avant de souligner que ceux de l’âme peuvent être indestructibles. Dans le second mouvement (l. 9 à 14), il souligne le rôle de la raison dans la vie quotidienne comme faculté de choix, et justifie l’option selon laquelle les plaisirs du corps ne sont pas essentiels au bonheur.



I. Les plaisirs du corps sont éphémères.

  Comment caractériser la différence entre les plaisirs du corps et les plaisirs de l’âme ? Descartes est connu pour son dualisme métaphysique : le corps et l’esprit sont pour lui deux substances distinctes. Le plaisir n’est-il pas un phénomène qui témoigne de l’union de l’âme et du corps ? Est-il même possible de distinguer entre des plaisirs corporels et des plaisirs spirituels ?
 Le premier mouvement du texte vise à expliquer « la principale différence entre les plaisirs du corps et deux de l’esprit » (l. 1). Descartes pose cette différence dans le temps. Le corps change sans cesse, il est « sujet à changement perpétuel » (l. 2), non seulement en fonction des âges de la vie, mais aussi des circonstances et même de l’instant. L’auteur ne propose pas d’exemple, mais on en trouvera facilement dans la vie de tous les jours, par exemple lorsque nous ressentons un frisson dehors, sous l’effet du froid, et que l’on éprouve du plaisir en rentrant dans une pièce bien chauffée. Descartes en déduit que les plaisirs du corps « ne durent guère » (l. 4). Ainsi, lorsque nous avons faim, le fait de manger nous procure du plaisir, mais lorsque nous sommes rassasiés, manger davantage peut nous causer du déplaisir. L’auteur souligne que ces plaisirs sont étroitement liés à la « conservation » et au « bien-être » (l. 3) du corps : on peut en déduire que ces plaisirs ont une fonction vitale, et par conséquent, qu’ils sont un guide précieux. À aucun moment, Descartes ne dit que ces plaisirs seraient superficiels ; on peut même supposer qu’ils peuvent être très intenses, au moment où ils procurent la satisfaction dont le corps a besoin.
 Pourtant, la fonction physiologique que remplissent les plaisirs corporels permet à l’auteur de poser des limites. Les besoins du corps changent, et avec eux les plaisirs qui procèdent de leur satisfaction. Dans la phrase suivante, la tournure restrictive « ne…que » vise à souligner le caractère conditionné, et donc limité dans le temps, de ce type de plaisir : « ils ne procèdent que de l’acquisition de quelque chose qui est utile au corps » (l. 4-5), ce qui permet à Descartes de restreindre leur existence au « moment » (l.5) où le corps les éprouve. On pourrait toutefois se demander si le principe posé dans le texte, à savoir que les plaisirs correspondent à quelque chose d’utile pour le corps, est toujours vérifié. Ainsi, lorsque je suis charmé par un parfum délicat, ce plaisir correspond-il vraiment à la satisfaction d’un besoin ou d’un désir corporel ? Le parfum n’a-t-il pas un aspect gratuit ou futile ? Toutefois, la présence d’un parfum peut lasser, à la longue : la thèse de Descartes semble justifiée même si l’utilité n’est pas en jeu.
 À l’inverse, les plaisirs de l’âme ne semblent pas soumis à la même instabilité. Descartes ne démontre pas ici que l’âme est moins changeante que le corps, ce que nous enseigne pourtant la mutation de nos pensées d’instant en instant. Il pose que les plaisirs de l’âme « peuvent être immortels comme elle » (l. 7). Quel est le sens de cette possibilité ? Il s’agit pas de savoir si l’âme est immortelle ou pas, mais d’offrir à ces plaisirs un « fondement si solide » (l. 8) que rien ne doit pouvoir les détruire. Descartes déclare les plaisirs de l’âme susceptibles d’immortalité, à la double condition qu’ils soient capables de résister à la « connaissance de la vérité » d’un côté, à l’action d’une « fausse persuasion » (l. 8) de l’autre. Cette double condition est assez curieuse, et il faut maintenant l’expliquer. Il existe des plaisirs de l’âme qui reposent sur une illusion, par exemple lorsque certains s’imaginent être des rois, alors qu’ils sont très pauvres, ou bien être vêtus d’or et de pourpre, alors qu’ils vont tout nus : c’est le tableau que dresse Descartes de la folie dans les Méditations métaphysiques, dans la Méditation I. En ce cas, la découverte de la vérité anéantira le plaisir lié à l’illusion. Les plaisirs qui ne seraient pas fondés sur la connaissance de la vérité ne sont donc pas susceptibles d’éternité. Il doit exister par ailleurs des plaisirs qui sont fondés sur la certitude de connaître le vrai, mais que cette seule certitude ne suffit pas à garantir dans le temps. Il faut encore que la connaissance de la vérité puisse résister efficacement aux discours qui tentent de me persuader du contraire.
 L’auteur a exposé à sa correspondante la « principale différence » entre les plaisirs du corps et les plaisirs de l’âme. On peut supposer qu’il en existe d’autres, et que Descartes se donnera le loisir de les expliquer de vive voix à Elisabeth si le besoin s’en fait sentir. Dans l’immédiat, le philosophe revient à une question plus fondamentale, à savoir si l’on a plus besoin, pour être heureux, des plaisirs du corps ou de deux de l’âme.


II. Cultiver les qualités de l’âme pour être heureux.

  La simple accumulation des plaisirs du corps et de l’esprit peut-elle nous conduire au bonheur ? Pourtant, nous faisons l’expérience que la vie ne nous permet pas de suivre tous les plaisirs qui se présentent à nous. S’il faut choisir, quel type de plaisir cultiver en priorité ?
 Dans un mouvement de pensée qui tranche nettement avec le précédent, Descartes introduit la notion de raison. Il n’est plus question dans l’immédiat de plaisirs, mais de l’« usage de notre raison » (l. 9) et des « perfections » que nous pouvons acquérir par notre « conduite » (l. 10). Tout se passe comme si le souci premier de l’auteur était ici de préciser l’usage exact ou « vrai » (l. 9) que nous pouvons faire de notre raison dans la vie quotidienne. Alors que la notion de plaisir renvoyait plutôt à la passivité, que ce soit celle du corps ou de l’esprit, il est maintenant question d’une attitude active, de « perfections (…) qui peuvent être acquises par notre conduite » (l. 10-11). Ce changement de perspective concerne également le plaisir, mais le mot n’apparaît plus, comme s’il était remplacé par celui de « perfections » (l. 10). Le plaisir dont il est ici question, de manière sous-jacente, semble plus proche d’une vertu que d’un sentiment. La perfection est l’effet voulu d’une conduite, la conséquence réfléchie de nos choix, et non quelque chose d’agréable qui se produirait le plus souvent par hasard. La vie dont parle Descartes est guidée par l’activité de la raison : il ne s’agit plus d’éprouver, mais de choisir, non pas de recevoir, mais de se « rendre heureux » (l. 14) par soi-même. Doit-on penser que l’attitude active exposée ici pourrait relever de l’auto-suggestion, voire de l’illusion ? Il se pourrait que l’attitude active décrite par Descartes, de santé fragile, permette de compenser activement les imperfections du corps par une détermination intellectuelle et morale, capable de nous rendre heureux.
 L’auteur souligne que le choix auquel nous devons procéder n’est pas une option facultative, mais une nécessité ordinaire de la vie. Nous sommes « ordinairement obligés » (l. 12) de procéder à des choix. Descartes rappelle la finitude de la condition humaine : nous ne pouvons pas cumuler tous les plaisirs. Entasser indéfiniment les plaisirs de toutes sortes, comme se le proposaient les Cyrénaïques grecs, est peut-être une conduite valable aux yeux d’une raison abstraite, mais cette philosophie se heurte à la nécessité de choisir dès lors que nous sommes confrontés à la vie réelle. La dimension théorique de la raison n’est pourtant pas négligée par Descartes, comme le montre bien l’activité d’examen et d’évaluation qu’il lui confie (l. 9). Mais l’usage de la raison a ici une finalité pratique : il s’agit de bien fonder nos choix, afin que la conduite de la vie puisse nous conduire efficacement vers le bonheur. Descartes ne néglige pas le corps au profit de l’âme, le terme de perfection concernant l’un aussi bien que l’autre, de manière très explicite. Sa philosophie du bonheur n’est pas un ascétisme, au sens où il faudrait se priver volontairement des plaisirs du corps pour mieux jouir de choses spirituelles. Jusqu’à la dernière phrase du texte, l’auteur n’a pas tranché entre les diverses perfections dont la vie humaine est potentiellement riche. La santé du corps est une perfection qui peut nous apparaître très utile, et très désirable : dans son œuvre, Descartes ne souligne-t-il pas que la médecine est l’un des fruits les plus utiles de l’exercice de la raison et du développement de la science ? N’est-ce pas aussi ce que dit la sagesse populaire, que la santé est le premier des biens ?
 La préférence que Descartes accorde finalement aux perfections de l’esprit est motivée par le fait que les perfections du corps sont « moindres » (l.13). Si l’on se réfère au premier mouvement du texte, on doit comprendre que les plaisirs du corps, qui ne durent pas, ont une existence plus courte que ceux de l’esprit. Toutefois, on doit noter que l’affirmation de l’auteur est nuancée par l’adverbe « généralement » (l. 14), et qu’elle ne consiste pas à discréditer les plaisirs du corps au profit de ceux de l’esprit. Quel est le sens final de la réponse apportée par l’auteur à la question du bonheur ? Nous pouvons nous « rendre heureux » (l. 14) sans avoir à acquérir les perfections du corps, parce que les qualités de l’esprit sont les plus essentielles. Il faut préciser aussitôt que le corps peut très bien apporter une contribution au bonheur, d’une part, et d’autre part que la priorité accordée en général à l’esprit admet des exceptions. La priorité accordée par Descartes à la vie de l’esprit n’est pas une priorité absolue : nous pouvons et nous devons même supposer qu’il y a des perfections du corps, comme la santé, qui apportent une contribution essentielle au bonheur. L’activité d’examen propre à la raison, dans la vie courante, garde par conséquent tout son sens, et pourra déboucher sur des choix motivés mais différents. Ce ne serait pas le cas si le choix de l’esprit était exclusif.



Conclusion

  Le dessein de Descartes dans ce texte est sans doute de montrer que l’on peut être heureux sans jouir d’une santé éclatante et même que nous le pouvons en affrontant la maladie. Cela ne veut pas dire que nous devrions négliger le corps au profit de l’esprit : nous comprenons ici que l’activité de l’esprit doit avoir la priorité sur ce que nous pouvons ressentir physiquement.
 La substitution du terme de perfection à celui de plaisir au cours du texte est également révélatrice de l’attitude active que Descartes estime la plus appropriée pour atteindre le bonheur. Ce n’est pas de ressentir davantage de plaisirs qui nous rendra heureux, mais d’effectuer les bons choix, non seulement pour ne pas avoir à regretter par la suite le chemin que l’on a emprunté, mais surtout pour pouvoir « marcher avec assurance en cette vie », comme le souligne le Discours de la méthode. Nous pouvons alors espérer que le bonheur qui nous est procuré par la conduite raisonnable de la vie ne s’arrêtera pas avec la mort corporelle, mais accompagnera notre âme pour toujours.