jeudi 7 février 2013

La raison et le réel

Descartes, Méditation 1


Des choses que l'on peut révoquer en doute.

  Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j'ai reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j'ai depuis fondé sur des principes si mal assurés ne saurait être que fort douteux et incertain ; et dès lors j'ai bien jugé qu'il me fallait entreprendre sérieusement une fois dans ma vie de me défaire de toutes les opinions que j'avais reçues auparavant en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. 

Mais cette entreprise me semblant être fort grande, j'ai attendu que j'eusse atteint un âge qui fût si mûr que je n'en pusse espérer d'autre après lui auquel je fusse plus propre à l'exécuter; ce qui m'a fait différer si longtemps que désormais je croirais commettre une faute, si j'employais encore à délibérer le temps qui me reste pour agir. Aujourd'hui donc que, fort à propos pour ce dessein, j'ai délivré mon esprit de toutes sortes de soins, que par bonheur je ne me sens agité d'aucunes passions, et que je me suis procuré un repos assuré dans une paisible solitude, je m'appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions. Or, pour cet effet, il ne sera pas nécessaire que je montre qu'elles sont toutes fausses, de quoi peut-être je ne viendrais jamais à bout. Mais, d'autant que la raison me persuade déjà que je ne dois pas moins soigneusement m'empêcher de donner créance aux choses qui ne sont pas entièrement certaines et indubitables qu'à celles qui me paraissent manifestement être fausses, ce me sera assez pour les rejeter toutes, si je puis trouver en chacune quelque raison de douter. Et pour cela il ne sera pas aussi besoin que je les examine chacune en particulier, ce qui serait d'un travail infini; mais, parce que la ruine des fondements entraîne nécessairement avec soi tout le reste de l'édifice, je m'attaquerai d'abord aux principes sur lesquels toutes mes anciennes opinions étaient appuyées. 

Tout ce que j'ai reçu jusqu'à présent pour le plus vrai et assuré, je l'ai appris des sens ou par les sens ; or j'ai quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés.

Mais peut-être qu'encore que les sens nous trompent quelquefois touchant des choses fort peu sensibles et fort éloignées, il s'en rencontre néanmoins beaucoup d'autres desquelles on ne peut pas raisonnablement douter, quoique nous les connaissions par leur moyen, par exemple, que je suis ici, assis auprès du feu, vêtu d'une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature. Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps soient à moi ? si ce n'est peut-être que je me compare à certains insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu'ils assurent constamment qu'ils sont des rois, lorsqu'ils sont très pauvres; qu'ils sont vêtus d'or et de pourpre, lorsqu'ils sont tout nus, ou qui s'imaginent être des cruches ou avoir un corps de verre. Mais quoi ! ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant si je me réglais sur leurs exemples.

Toutefois j'ai ici à considérer que je suis homme, et par conséquent que j'ai coutume de dormir et de me représenter en mes songes les mêmes choses, ou quelquefois de moins vraisemblables que ces insensés lorsqu'ils veillent. Combien de fois m'est-il arrivé de songer la nuit que j'étais en ce lieu, que j'étais habillé, que j'étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit? Il me semble bien à présent que ce n'est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier ; que cette tête que je branle n'est point assoupie ; que c'est avec dessein et de propos délibéré que j'étends cette main et que je la sens: ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais en y pensant soigneusement, je me ressouviens d'avoir souvent été trompé en dormant par de semblables illusions; et en m'arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu'il n'y a point d'indices certains par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil, que j'en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel qu'il est presque capable de me persuader que je dors.

Résumé

En quête d’une vérité absolument certaine, Descartes doute de ses opinions, et des données fournies par les sens. Mais n’y a-t-il pas des réalités sensibles tellement évidentes qu’il ne serait pas raisonnable d’en douter ? Il paraît difficile de mettre en doute l’existence de son propre corps. Puis-je raisonnablement douter que mes mains sont à moi ? Descartes fait alors l’hypothèse de la folie : je serais alors semblable à ces fous, qui se prennent pour des cruches en verre. Il formule ensuite l’hypothèse du rêve : le monde que je vois pourrait être un rêve. Dans les deux cas, la raison est comme suspendue. La croyance ordinaire au lien entre la raison et le réel est rompue.
 
Dans les Méditations, le doute apparaît comme une ligne de conduite intellectuelle, une entreprise méthodique qui doit permettre de refonder le discours philosophique et scientifique. Le doute conduit la pensée à se saisir elle-même comme absolument certaine, dans le cogito. Le doute n’est pas qu’une méthode, c’est aussi une expérience que le lecteur est appelé à faire pour lui-même.

Pour que quelque chose de rationnel soit certain, il faudrait que ma raison soit certaine. Descartes pose la question de savoir ce que vaut la raison. La raison donne-t-elle suffisamment de preuves de sa fiabilité ? À ce stade, la raison n’est pas entièrement fiable.
 

 


Compléments

- Critique : sur l'hypothèse de la folie, voir le débat entre Michel Foucault et Jacques Derrida, présenté par Jacques Darriulat : "Descartes et la mélancolie".


- Théâtre : La vida es sueño, 1635, Pedro Calderón de la Barca. Visionner le monologue de Sigismondo, en espagnol.


" ¿Qué es la vida? Un frenesí.
¿Qué es la vida ? Una ilusión,
una sombra, una ficción,
y el mayor bien es pequeño.
¡Que toda la vida es sueño,
y los sueños, sueños son ! "

 
 - Cinéma : Little Buddha, 1993, Bernardo Bertolucci

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